Beaucoup d’encre a coulé depuis le 1er mai. Il y a eu des explications sur le déroulé des événements, des critiques envers le secteur autonome, envers une partie des Gilets Jaunes, envers la CGT, son Service d’ordre ou sa direction. Nous devons condamner cette attaque et apporter notre soutien aux militant·e·s de la CGT qui ont été agressé·e·s, mais nous devons aussi expliquer et analyser ce qui l’a rendu possible (sans pour autant confondre explications et justifications !). Ce texte propose ainsi un début de bilan sur ce que révèlent les événements du 1er mai des débats stratégiques qui animent le mouvement social aujourd’hui.
Condamner les attaques sans fausse Union Sacrée
Bien évidemment, nous condamnons cette attaque. Il faut tout d’abord noter qu’elle ne semble pas être une attaque directe de l’extrême droite organisée comme le met en avant la direction de la CGT. Ses auteurs sont issus d’une frange marginale et décomposée de groupes adeptes du conflit avec la police, dont certains sont issus du milieu des gilets jaunes ou des autonomes. Mais cette attaque peut tout de même ouvrir la porte à une intervention plus offensive des groupes fascistes. Les assaillants s’en sont pris de façon très violente aussi bien aux membres du service d’ordre qu’à n’importe quel militant portant son gilet syndical, en particulier ceux de la CGT. En s’en prenant aux “syndicats” en général, ils ouvrent la porte à l’anti-syndicalisme primaire de l’extrême droite. Ils remettent en question un outil indispensable de la lutte des classes, sans faire de distinction entre les directions bureaucratiques de ces syndicats – empêtrées dans une logique de négociation avec le pouvoir –, et les militant·e·s et sections locales de la base.
Dès lors, condamner cette attaque ne veut pas pour autant dire qu’aucune discussion ne devrait être menée autour de la stratégie des directions syndicales, et qu’une sorte d’union sacrée devrait se former autour des syndicats : nous ne sommes pas acritiques des directions syndicales et de leur politique. De la même manière que nous ne sommes pas acritiques de la politique portée par les différents groupes autonomes ou d’anciens gilets jaunes dans les manifestations. La question centrale, à notre avis, est que face au recul des mobilisations, la « diversité des tactiques » lors des manifestations s’est transformée en « diversité des stratégies », ce qui rend cette diversité impossible.
La radicalité et la massification
Le débat concernant les méthodes et déroulés des manifestations n’est pas nouveau dans le mouvement social en France. Pour les courants de l’autonomie, la radicalité des manifestations semble être un but en soi : la manifestation doit à tout prix déborder, peu importe le contexte, l’objet de la manifestation, etc. Ensuite, il faut bien évidemment être nombreux et nombreuses dans le fameux “cortège de tête” qui doit se former devant la banderole de tête intersyndicale. Mais le nombreux est bien relatif. Selon l’article de Lundi Matin qui analyse les événements du 1er mai, le cortège de tête aurait été massif. Très difficile de partager ce constat, qui est au cœur de l’analyse. Le deuxième élément de cette radicalité repose sur des actions offensives, contre la police, ou sur des lieux symbolisant le capitalisme (Banques, McDonalds…) et des barricades (des fois réduites à quelques poubelles en feu). Parfois cette radicalité semble assez ridicule, et dérange à tort et à raison.
À raison parce que les affrontements impliquent qu’une partie de la population ne peut pas faire partie de la manifestation, ce qui joue contre la massification des manifestations – comme les personnes âgé.e.s, malades ou avec des enfants, mais aussi les personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent tout simplement pas s’exposer à un degré élevé de répression. La répression policière des manifestations est en partie indépendante de l’existence d’un black bloc, mais les méthodes du black bloc tendent à l’intensifier. Beaucoup sont très hésitant·e·s quand ils et elles savent à l’avance qu’une manifestation peut virer à l’affrontement. Il s’agit donc d’un faux spontanéisme : ce n’est plus la spontanéité de masses qui, par leur radicalité, pousse à un autre rapport de forces, mais des actions de groupes plus ou moins organisés, qui par contre ont des effets bien réels sur la massification de la mobilisation (et contrairement à ce qu’on entend parfois, pas forcément à la hausse).
Mais cette radicalité peut également déranger à tort, parfois, quand elle est issue de la spontanéité du mouvement. Lors du mouvement contre la Loi Travail en 2016 et lors du mouvement des gilets jaunes, la radicalité était massive, elle émanait d’importantes franges du mouvement, en réponse à la répression, par expression d’une colère contre le gouvernement, et parfois avec l’idée que les affrontements dans la rue seraient le seul moyen de le faire tomber. Contrairement aux directions syndicales (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, Unsa, FSU) qui s’étaient à l’époque lâchement positionnées du côté de l’ordre pendant le mouvement des gilets jaunes en “condamnant les violences”, il s’agissait à ce moment là de proposer au mouvement une stratégie qui puisse lui faire dépasser les limites de la répétitive manifestation du samedi et de ses épisodes d’affrontement émeutiers avec la police. En tout cas, c’est lors de ces mouvements que la « diversité des tactiques » a sans doute été le plus respectée : parfois, il était possible de manifester pacifiquement comme il était possible de participer activement aux affrontements.
De la diversité des tactiques aux stratégies incompatibles
Comme nous l’avons vu, la question de la diversité des tactiques fait souvent partie des débats parmi les manifestant·e·s. Manifestation pacifique ou manifestation qui vire à l’émeute ? Chacun·e choisit son camp et la question est de permettre à chacun·e de manifester comme ils ou elles le souhaitent. De ce point de vue, le temps où le Service d’Ordre de la CGT (alors très stalinien) s’occupait de taper sur tout “gauchiste” qui approchait semble révolu, et heureusement. Aujourd’hui le SO de la CGT – qui semblait prépondérant dans le SO intersyndical de ce dernier 1er mai – n’a plus ces pratiques, même s’il les a arrêtées plus par le recul du courant stalinien que par un changement voulu par les directions syndicales. Même si les pratiques du SO sont loin d’être parfaites (la violence et l’autoritarisme n’ont pas été bannis) et répondent à la politique des manifestations déclarées et pacifiques, ce n’est pas le SO intersyndical qui empêche les manifestant·e·s qui le souhaitent d’aller à l’affrontement ou casser des banques.
Pendant le mouvement contre la loi travail, les manifestant·e·s qui étaient au cœur des affrontements ont été, dans la plupart des cas, respectueux·ses des manifestant·e·s pacifiques (soit ceux et celles du cortège de tête ou des cortèges syndicaux). Les actions offensives étaient rarement menées à coté des cortèges syndicaux et ceux et celles qui, dans le cortège de tête, ne participaient pas activement aux affrontements étaient plutôt des allié·e·s : ce qui était demandé était alors une solidarité dans le sens de ne pas isoler le black bloc et de ne pas permettre à la police de diviser en deux la manifestation.
Cependant tout ceci était possible quand le cortège de tête était massif, quand le black bloc était capable de tenir lors des affrontements. Mais aujourd’hui, le cortège de tête est de moins en moins fourni, tant au sein des groupes autonomes (victimes directes de la répression) qu’au sein du secteur qui ne participe pas aux affrontement, et les lacrymos, la nasse et les poubelles en feu sont devenus des éléments d’une nouvelle routine. Certes plus radicale que le ballon, drapeau, banderole, mais pas plus efficace.
Ainsi, depuis au moins décembre 2020, le secteur qui cherche l’affrontement est incapable de s’auto-défendre sans la participation active des manifestant·e·s pacifiques. Aujourd’hui ce secteur exige du service d’ordre de la CGT de s’affronter à la police, des cortèges syndicaux de leur laisser les camions pour les utiliser comme barricades. Et si les actions offensives sont impossibles car le cortège de tête a été démantelé (avec ou sans la complicité du SO de la CGT), les actions seront menées à côté des cortèges syndicaux, sans demander à ces manifestant·e·s s’ils et elles veulent ou non peuvent prendre le risque de la répression policière.
Ainsi ce n’est plus une question de tactiques. Nous pouvons considérer, selon le moment, que les deux tactiques peuvent être justes selon les besoins du mouvement. Mais maintenant on fait face à deux groupes qui voient leur forme de manifestation comme la seule valable. Il y a donc une divergence profondément stratégique.
Or, une partie du secteur autonome essaye d’imposer sa ligne coûte que coûte. Peu importe si la manifestation en question le mérite, ces groupes cherchent les affrontements, et toute organisation qui ne participe pas activement aux affrontement est “traître” ou “collabo”. Les événements de Lyon le démontrent : au delà des insultes et du mépris affiché ou pas envers des travailleurs sans-papiers, un groupe autonome qui n’a pas pu constituer un bloc fait des actions offensives peu importe où, peu importe si elles mettent en danger des sans-papiers. C’est aux groupes qui font ce types d’actions d’être attentifs au dangers qu’ils font courir aux autres manifestant·e·s.
Finalement la tactique de l’émeute, qui a montré ses potentialités lors du mouvement des gilets jaunes, montre lors de ce même mouvement ses limites en tant que stratégie : le manque d’organisation dans les lieux de travail, la grève comme outil pour changer les rapports de forces, est un point nodal pour que l’émeute puisse aller au-delà d’une simple émeute, et mener à une victoire, voire à la révolution.
Reposer la question stratégique
Dans beaucoup des critiques envers la CGT il y a des éléments justes. La ligne de leur direction, soit dans leur stratégie de pression-négociation, soit dans leur refus de voir dans les gilets jaunes l’expression d’un mécontentement populaire, soit dans la ligne des journées de grève saute-mouton lors des derniers mouvements sociaux, et même dans le caractère viriliste et antidémocratique du SO, tout cela a créé une méfiance envers les organisations syndicales. Sans les trahisons des directions syndicales, la critique des syndicats en tant que telle aurait un terrain très réduit. Bien sûr, il faut condamner cette attaque. Mais dans le même temps, il faut être capable de dialoguer avec la frange des militant·e·s qui tirent le bilan de l’échec de la stratégie des directions syndicales. Tout d’abord, pour défendre qu’il faut distinguer entre directions syndicales, syndicats, et syndicalistes. Ensuite car ces questionnements stratégiques sont justes et qu’on ne les balayera pas d’un revers de main, même si souvent, un diagnostic juste mène à une stratégie erronée. Cependant l’attaque du 1er mai est loin d’être un pas en avant pour critiquer les directions syndicales et pour construire des organisations démocratiques et combatives. Cette attaque ouvre la porte à des idéologies individualistes et, mélangée avec les idéologies complotistes qui s’ancrent dans une partie des Gilets Jaunes qui restent inorganisés, à la progression des idées, voire des groupes fascistes.
La critique des directions syndicales, du dialogue social et des manifestations de pression déposées en préfecture doivent se faire sans s’attaquer aux syndicats dans l’abstrait et encore moins sans envoyer des travailleur·se·s à l’hôpital. À la politique des directions syndicales, il faut pouvoir opposer une véritable auto-organisation, capable de porter toutes nos revendications. Capable de savoir quand, et quels endroits, il faut des cortèges où la sécurité de ceux et celles qui ne peuvent pas (ou ne veulent pas !) être au milieu des affrontements soit prise en compte (car eux et elles ont aussi le droit de manifester). Capable aussi de former des cortèges de tête qui dépassent la manifestation traditionnelle quand cela est nécessaire. Mais pour nous la rue n’est pas l’endroit central où se joue le rapport de forces. Il se joue principalement dans nos lieux de travail, de vie, et d’étude, par la grève. L’auto-organisation y est dans ces lieux indispensable, et l’organisation syndicale un outil pour y arriver. Quand ce sont des grévistes qui manifestent, cela change la nature même de la manifestation. C’est cette voie qui nous permettra de sortir de l’impasse dans laquelle se retrouvent nos manifestations aujourd’hui.