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SOURCE : Marianne
Auteur de “Technoféodalisme”, l’économiste Cédric Durand voit dans le développement des Gafam l’avènement d’une nouvelle forme de servitude.
Marianne : Vous démontrez dans votre livre que la Silicon Valley s’est fondée sur un certain nombre de mythes. Quels sont-ils et en quoi l’évolution réelle des géants du Web en est-elle éloignée ?
Cédric Durand : Le consensus de la Silicon Valley promet de redynamiser le capitalisme par l’innovation. Il fait deux principales préconisations. La première concerne la flexibilisation des marchés du travail et du capital, afin d’utiliser au mieux les ressources disponibles. La seconde vise à renforcer les incitations entrepreneuriales, en baissant la fiscalité sur le capital et sur les hauts revenus et en apportant une forte protection juridique aux innovations grâce aux droits de propriété intellectuelle. Philippe Aghion est un des économistes qui ont le plus œuvré pour la diffusion de cette doctrine.
En arrière-plan de ces recommandations, il y a une série de mythes associés au numérique. En particulier, on trouve l’idée selon laquelle Internet et les réseaux informatiques allaient rendre les individus plus puissants et désarmer les grandes organisations, ce qui devait permettre l’avènement d’un capitalisme de petits entrepreneurs. Or c’est précisément le contraire qui est advenu : nous sommes entrés dans un nouvel âge des monopoles, une période sans précédent de concentration des ressources et du pouvoir économique à l’échelle internationale.
Un autre mythe, c’est l’idée que les États n’ont aucun rôle direct à jouer dans le développement des technologies numériques. Ils devraient se cantonner à un soutien indiscriminé à l’innovation et faire confiance aux acteurs privés pour décider de ses grandes directions. Or ce qu’on observe, c’est que, au contraire, les États qui ont conservé des capacités stratégiques importantes – c’est-à-dire la faculté d’intervenir massivement et de se jouer des mécanismes de marché – ont pris le leadership en matière d’innovation. Je pense bien évidemment aux États-Unis, comme l’a démontré Mariana Mazzucato dans son livre l’État entrepreneur, mais aussi à la Chine, qui conserve un système de planification très robuste.
Loin des promesses de prospérité pour tous, les Gafam ont abouti à une nouvelle forme de violence économique et sociale. Pourtant, ce type d’entreprenariat semble toujours bénéficier d’une image positive, comme en témoigne le concept de « Start-Up Nation » défendu par Emmanuel Macron. Pourquoi ?
Vous avez raison, la start-up est une véritable héroïne de notre temps, car elle semble réaliser l’unité immédiate de deux aspirations parfaitement désirables. D’une part, celle d’une autonomie professionnelle pleine, apportant la satisfaction d’une vie laborieuse à la fois intense et ludique et, d’autre part, celle d’une aventure collective où, si le risque d’échouer est grand, l’éclat lointain de l’invention et de la fortune met déjà du baume au cœur. La saga des « jeunes pousses » de la côte ouest états-unienne devenues géantes nourrit cet imaginaire conquérant fait d’audace, d’ouverture d’esprit et de circonstances favorables.
Pourtant, l’envers des espaces de travail riant de la Silicon Valley, ce sont des logiciels de supervision orwelliens des salariés, par exemple dans les centres d’appels, et plus généralement des inégalités économiques et géographiques croissantes. Quelques hypercentres concentrent les gains économiques du contrôle des connaissances à l’échelle mondiale, tandis que de vastes zones périphériques sont laissées dans une relative pauvreté, reléguées aux fonctions matérielles de support.
À vos yeux, « les sympathiques start-up d’hier sont devenues de féroces monopoles ». Comment procèdent-elles pour asseoir leur domination ?
Ébahies par les merveilles de l’internet, les autorités ont laissé des entreprises comme Google, Uber, Facebook ou Amazon établir des positions extrêmement fortes sans s’inquiéter, initialement en tous cas, des implications économiques et politiques de leur montée en puissance. Le fait est que ces firmes produisent de nouveaux genres de services très utiles. C’est également vrai que la puissance de ces services en termes de qualité des recommandations et de réactivité est intrinsèquement liée à l’échelle à laquelle ils opèrent, c’est-à-dire au nombre de personnes qui les utilisent. A l’âge des Big Data, cette loi économique de l’efficacité des grands nombres est à l’origine d’une tendance extrêmement forte à la centralisation qui vient brutalement invalider l’idée néolibérale selon laquelle la concurrence serait un révélateur adéquat de l’effort et de la performance.
Vous estimez que les utilisateurs d’Internet sont tels des serfs rivés à leur glèbe. En quoi le fait de renoncer à utiliser les réseaux sociaux ou certains outils numériques aboutit-il à une forme de marginalisation sociale ?
Les individus, mais aussi les entreprises, les associations et les administrations sont désormais dépendants de services numériques sans lesquels le déploiement ordinaire de leurs activités est sérieusement entravé. Groupes d’amis, de collègues ou de militants se coordonnent via Facebook et WhatsApp. Bien sûr, chacun peut faire le choix de rester à l’écart et de cultiver d’autres formes de sociabilité. Quand on voyage, on peut également se passer de Google Maps ou de City Mapper. Mais, dès lors qu’ils ont goûté à la commodité de ces programmes, bien peu sont ceux et celles qui décideront d’y renoncer.
La même logique prévaut pour le commerce en ligne. En France, les dépenses en ligne ne représentaient en 2019 que 5% des ventes de détail, mais elles progressent rapidement, et cette tendance s’est accélérée avec le confinement. Ce qui est notable, c’est que, loin de favoriser une multiplication des points de vente numériques, on observe au contraire un mouvement de centralisation. En France, Amazon capte près du quart du chiffre d’affaires en ligne. Là encore, les avantages d’échelle dans la logistique et le marketing jouent un rôle décisif, démultiplié par rapport à ce qui existait déjà dans le commerce traditionnel.
Le principe général est que la sédimentation des traces abandonnées au fil des opérations en ligne par les individus est la clé de la personnalisation des services. C’est ce principe qui donne à la logique de l’attachement toute sa force.
La prédation, les monopoles et la surveillance sont des critères qui justifient pour vous le concept de technoféodalisme. Mais en quoi sont-ils typiques du féodalisme ?
Un mode de production, c’est une manière de produire et de consommer à l’échelle de la société. Au cœur du capitalisme contemporain, une réminiscence du féodalisme apparaît. La subordination de la majeure partie de la population passe de plus en plus par la dépendance à un actif monopolisé, les algorithmes et les mégadonnées prenant aujourd’hui la place tenue autrefois par les terres seigneuriales. En parallèle, pour les acteurs dominants, la logique d’investissement n’est plus tournée vers l’accumulation de moyens de production mais vers l’accumulation des moyens de prédation, ce que révèle notamment l’importance des opérations de fusion et acquisition. Le résultat, c’est que l’agencement juridico-politique de nos économies devient proprement réactionnaire. Les vrais besoins sont ignorés tandis que tous les efforts entrepreneuriaux sont tournés vers les moyens d’accroître l’emprise numérique sur les comportements des individus. Pour sortir par le haut de cette situation, la solution ne réside pas dans le retour à une mythique saine concurrence. Davantage de compétition ne pourrait conduire qu’à une surcharge cognitive pour les utilisateurs et à une perte relative de qualité dans les services rendus. Il faut au contraire prendre à bras-le-corps la socialisation accrue de nos existences et donner à la puissance publique, depuis l’échelle locale jusqu’à l’échelle transnationale, les moyens d’un contrôle démocratique sur ce que certains appellent déjà Das Digital.
Technoféodalisme, de Cédric Durand, La Découverte, 256 p., 18 €.