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SOURCE : Slate
En plein débat sur la nécessité de filmer les interventions policières, deux sociologues publient «Politiques du désordre», une vaste enquête pour comprendre la brutalisation du maintien de l’ordre depuis les années 1990.
Il y a des dates qui marquent et des hasards du calendrier qu’on ne relève pas assez. Le 17 novembre 2020, la proposition de loi de «sécurité globale»portée par la majorité était examinée à l’Assemblée nationale. Pendant une semaine, les députés ont débattu des mesures encadrant l’organisation du travail des forces de l’ordre en France. Parmi elles, une disposition polémique à l’article 24 qui instaure un délit de diffusion d’images des forces de l’ordre en intervention avec intention de leur nuire.
Un an plus tôt, le 16 novembre 2019, on organisait en France des rassemblements pour l’anniversaire du mouvement des «gilets jaunes». Plusieurs scènes d’affrontements violents éclateront entre des manifestant·es et les forces de l’ordre et se solderont par de nombreux blessés. À Paris ce jour-là, un cortège doit théoriquement s’élancer à 14 heures mais il est rapidement fixé par la police. Les participants sont bloqués place d’Italie, sans aucune voie de sortie.
Quelques heures plus tard, on recense 140 victimes prises en charge pour des soins de premiers secours, dont 29 pour traumatismes à la tête et 13 évacuations vers les urgences. Parmi ces victimes, on compte au moins une femme enceinte, un nourrisson, cinq jeunes enfants et quatre mineurs, cinq journalistes, six street-médics… Au total, ce sont pas moins de 3.644 personnes qui ont été décontaminées des gaz lacrymogènes par les médics.
C’est sur cette image chaotique que s’ouvre l’enquête d’Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre. Spécialistes respectivement des mouvements sociaux et des institutions du maintien de l’ordre, ils racontent: «L’objectif ce jour-là n’est à l’évidence pas de “maintenir l’ordre” en permettant aux manifestants de se déployer en sécurité, mais plutôt de punir les personnes présentes.»
Pour cause, lors de cette opération, un singulier dispositif de maintien de l’ordre est mis en place. Des forces non spécialisées dans la gestion des manifestations sont déployées en petits groupes au contact des manifestant·es. Pendant des heures, agents de la BAC (brigade anti-criminalité), compagnies de sécurisation et brigades mobiles à moto harcèlent la foule par des charges simultanées. Les grenades fusent, les gaz lacrymogènes enserrent les participants paniqués par un usage intempestif de la force. Ils sont rejoints dans un second temps par les effectifs normalement compétents (gendarmes mobiles et CRS) venus sonner la fin de la partie. Côté manifestant·es, on ne déplore pourtant, selon Fillieule et Jobard, que quelques dégradations commises par «des petits groupes organisés et vêtus de noir».
«L’art français» de la gestion des foules
L’histoire du maintien de l’ordre à la française débute sous la IIIeRépublique. Un premier processus de «pacification» de la police s’engage après une série de contestations populaires sanglantes. Les bilans sont épouvantables, la méthode armée devient intenable. On songe à ne plus gérer les foules avec une force militaire exclusivement formée pour aller «au combat contre l’ennemi».
C’est en 1921 que le maintien de l’ordre se civilise pour de bon avec la création d’une force dédiée au sein de la gendarmerie nationale. Pour la première fois, des escadrons de gendarmerie mobile sont spécialement formés aux techniques de l’emploi graduel de la force. La doctrine et les équipements se perfectionnent, la mise à distance des foules devient une discipline et le corps d’intervention dans son ensemble se professionnalise. On verra plus tard apparaître une force équivalente dans la police avec les compagnies républicaines de sécurité (CRS), à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Si l’histoire de cette professionnalisation n’est pas tout à fait linéaire ni uniforme, elle dessine un premier «cours général de pacification» qui fera la fierté et le modèle de la France en matière de maintien de l’ordre. Dans ce contexte, les forces de l’ordre acceptent de gérer les protestations par un pouvoir d’influence davantage que par un pouvoir d’injonction ou de coercition. Cela se traduit concrètement par une relation de confiance mutuelle nouée par le dialogue, la négociation sur le terrain, la collecte d’informations préventives en amont, et une moindre pénalisation en aval de certaines pratiques illégales des participants. «Dans ce processus d’euphémisation des stratégies policières, l’évolution technique des matériels et des tactiques a joué un rôle important.»