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SOURCE : Marianne
Peu connu du grand public, Hartmut Rosa est probablement un des sociologues les plus importants de notre époque. Un ouvrage réunissant plusieurs contributions tente de diffuser ses idées majeures.
Docteur en sciences de l’éducation, en sciences de l’environnement et en science politique, Nathanaël Wallenhorst est maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université catholique de l’Ouest. Il vient de coordonner Résistance et résonance. Apprendre à changer le monde avec Hartmut Rosa (Le Pommier), livre qui réunit plusieurs articles de convivialistes (Renaud Hétier, Jean-Marc Lamarre, Fred Poché et Jean-Yves Robin) dans le but d’interroger la pensée du grand sociologique allemand.
Marianne : Tout d’abord, pouvez-vous nous expliquer ce que Hartmut Rosa entend exactement par “résonance” ?
Nathanaël Wallenhorst : La résonance est un lien entre deux personnes ou entre une personne et la nature, un lien qui est caractérisé par l’écoute et la réponse. Ce n’est pas un lien de domination, de suprématie, d’exploitation, ni, au contraire, un lien de soumission. C’est un lien vif, dialoguant, qui se caractérise par l’altérité. Pour Rosa, la résonance est une métaphore musicale : les cordes d’un instrument qui vibrent, qui résonnent. Mais ce n’est pas pour autant l’harmonie, l’unisson, la conformité… Cela implique aussi la dissonance et la tension. Il oppose l’expérience de résonance à une relation au monde caractérisée par la maîtrise technoscientifique. L’impératif de compréhension du monde est quelque chose qu’on nous apprend à l’école. Une compréhension qui nous sert ensuite à organiser notre rapport au monde pour le rendre techniquement disponible. Avec la résonance, Rosa indique un endroit où le centre de gravité n’est pas chez moi ou chez l’autre, mais bien au milieu, dans une sorte d’espace vide relationnel. À l’endroit de la résonance, il n’y a personne. Ça, c’est particulièrement intéressant !
L’institution scolaire a tendance à empêcher les expériences de résonance chez l’enfant (établissement bétonné, enseignement normalisé etc.) et donc à préparer les hommes à une relation au monde muette. Pour éviter cet écueil, quelles seraient les grandes lignes d’une éducation résonante ?
Il est important de mettre certains outils théoriques à l’épreuve de choses concrètes. C’est souvent à ce moment que ça se complique pour les philosophes ! Aujourd’hui, le centre de gravité de l’école, c’est l’individu, celui qui apprend. Et apprendre consiste à intérioriser, intégrer des choses qu’on porte avec soi et qu’on peut ensuite redéployer, remobiliser. Cette capacité à utiliser ce qu’on a acquis prend de plus en plus d’importance pour l’école et dans la pensée éducative et cela vient même faire évoluer le concept d’apprentissage vers celui de compétence. On nous explique qu’évaluer des compétences est moins douloureux que de mettre une note. L’école doit alors permettre à l’élève de capitaliser un “portefeuille de compétences”. Quelle terminologie ! On voit à travers ces évolutions terminologiques que l’élève est appréhendé comme un homo economicus, comme quelqu’un qui a pour impératif de maximiser ses intérêts individuels, ce qui lui permettra, une fois dans la vie active, de se comporter comme un véritable entrepreneur de lui-même.
Cette vision est aujourd’hui le fonds de commerce de l’école républicaine française quand bien même certains diraient que la France n’est pas un pays néolibéral. En réalité, on se familiarise avec les logiques néo-libérales dès l’enfance (entendu dans le prolongement de l’acceptation qu’en a donnée Foucault dans son cours au Collège de France de 1979). La résonance propose une alternative en postulant que le centre de gravité de ce qui se passe à l’école ne doit pas être l’individu. La résonance est quelque chose de vivant qui se passe dans la relation. Ce n’est pas quelque chose qu’on capitalise. Les expériences de résonance sont fugitives, fugaces, profondément transformatrices. C’est là qu’on voit apparaître la composante politique, et non seulement phénoménologique, de la résonance. Rosa vise bien, à travers ce concept, une transformation du monde, des sociétés vers un ailleurs où chacun n’est pas seul avec son “portefeuille de compétences”, mais où nous apprenons à coexister.
Le concept de résonance s’articule chez Rosa avec celui d’indisponibilité. Il ne peut y avoir résonance que si quelque chose apparaît comme indisponible pour nous (ou plus exactement semi-disponible), c’est-à-dire comme quelque chose qui ne relève pas de la maîtrise technique de la nature. À vos yeux, la sortie du capitalisme est-elle la condition nécessaire pour rendre à nouveau le monde indisponible ?
Ce qui me paraît poser problème dans le monde contemporain et par là même entraver la capacité des humains à coexister et à vivre ensemble de manière pacifiée, c’est le capitalisme spéculatif et rentier pour lequel il n’existe aucune limite. Dès lors qu’on peut maximiser ses intérêts, tout devient possible : on privatise des communs dans une véritable fuite en avant. Selon moi, il y a des limites à poser et il est parfois nécessaire de dire stop. Tout n’est pas possible. Le capitalisme spéculatif et rentier est en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis et d’où provient la vie même, en participant à la destruction des écosystèmes, entre autres – et desquels l’aventure humaine est pleinement tributaire.
Est-ce qu’une sortie du capitalisme équivaut à une sortie de la civilisation technique, celle qui fait que le monde est à notre disposition ?
J’avais trouvé particulièrement problématique la sortie du président Emmanuel Macron sur les Amishs, comme si le seul moyen de changer de paradigme consistait à revenir en arrière. Personnellement, je ne considère pas la technique comme néfaste en soi. Avec un chandelier nous pouvons nous éclairer, mais aussi, comme tout joueur de Cluedo le sait il est possible de commettre un crime ! Quand on maîtrise la fission thermonucléaire on remplace le chandelier par des centrales nucléaires pour nous éclairer… ou pour construire des bombes nucléaires ! Lorsqu’on dénonce le prométhéisme, on ne dénonce pas la technique en général. Ce qui pose problème, c’est la recherche de puissance sur fond de transgression : aujourd’hui j’ai l’impression que toute limite n’existe que pour être dépassée. Or, certaines limites doivent être respectées, au premier chef celle du système terre. Si on les transgresse, on génère des franchissements de seuils systémiques qui viennent compromettre la pérennité de l’aventure humaine. La recherche de la maximisation de la puissance se fait à l’aide d’outils techniques, mais tout usage de la technique n’est pas problématique en tant que tel.
Vous semblez reprocher au concept de “résonance” son inefficacité politique et à Rosa son manque de fermeté sur la question anticapitaliste. Pourtant, l’approche de Rosa ne se présente pas comme une approche politique et la résonance est un concept en réalité plus phénoménologique que sociologique. Pourquoi donc faire un reproche politique à une attitude philosophique qui n’est pas politique ? Pour reprendre la distinction de Marx, le but de Rosa n’est-il pas d’” interpréter” le monde plutôt que de le “transformer” ?
C’est le cœur de notre problématique. C’est à partir de cette question que nous avons essayé de nous approprier la pensée de Rosa et de la mettre à l’épreuve. Dans Accélération (2010) et Aliénation et accélération (2012), il identifie le ressort fondamental du capitalisme, qui ne se stabilise que de façon dynamique, dans une fuite en avant, c’est-à-dire dans la croissance. Cette accélération est aux yeux de Rosa le problème fondamental des sociétés contemporaines. Avec Résonance (2018), il tente une sortie du logiciel capitaliste et le dernier chapitre du livre décrit bien le possible avènement de sociétés post-croissance. Selon moi, la finalité de Résonance est bien politique. Mais Rosa s’y prend d’une manière étonnante. Il dit avant tout : “Écoutons.” Ce primat de l’écoute sur la parole est une belle vue et si l’avènement de sociétés post-croissance peut se faire à partir d’une relation résonante et non conflictuelle, très bien. Mais, à mes yeux, à certains endroits, l’écoute n’est pas l’attitude appropriée. Il est parfois nécessaire de savoir dire non et donc de résister plutôt que de résonner. Tout ne peut pas être compris à l’aune de la résonance.
Vous écrivez : “Rosa nous explique que, d’une certaine façon, le conflit n’est pas le meilleur moyen d’animer les démocraties.”D’après vous, le réformisme démocratique a montré son incapacité à changer le monde. Faut-il opter pour une approche révolutionnaire ?
Je ne suis pas sûr que la révolution ait le monopole du changement du monde en profondeur. Je pense que l’éducation a aussi ce pouvoir, cette fonction. Je ne pense pas que la révolution au sens politique soit la finalité de l’éducation, mais plutôt une forme d’arrachement à un déterminisme économique et une libération créative qui est subversive. Par ailleurs, je n’accuserais pas Rosa d’être mou ou tiède. Je vois chez lui une vraie radicalité, notamment dans son souhait de voir advenir des sociétés libérées de l’impératif de la croissance, qui nous épuise littéralement (en même temps qu’il épuise la Terre qui nous accueille). Ceci dit, il y a bien certains endroits où le concept de résonance n’est plus opérant. Sur la scène politique, il importe parfois de résister. Il faut aussi éviter d’avoir un usage thérapeutique de la résonance. Ce n’est ni de la méditation, ni du développement personnel ! Rosa serait désolé d’une telle réception de sa pensée.
Vous affirmez que Rosa “n’a pas lu les grands articles géo-scientifiques de l’Anthropocène et n’a qu’une connaissance partielle de l’ampleur de la problématique environnementale”. En quoi cela constitue-t-il une faiblesse pour la théorie de la résonance de Rosa ?
Rosa a conscience que quelque chose se passe au niveau du système terre. Pour lui, la résonance doit permettre à la nature de parler à nouveau. Mais il n’a pas conscience de l’urgence. Il conçoit l’Anthropocène comme une anthropisation de la planète terre, c’est-à-dire qu’il pense que les humains ont posé leur marque techniciste partout et qu’il importe qu’ils la retirent pour vivre dans une relation renouvelée à la nature. Cependant, l’Anthropocène n’est pas une anthropisation, c’est une altération systémique de la terre et de la biosphère. Cela signifie que des franchissements de seuil sont possibles, amenant ensuite d’autres propriétés dans le fonctionnement du système. Et cela de façon irréversible. Je comprends les auteurs qui choisissent de penser en dehors des temporalités de l’urgence ; c’est plus confortable. Mais prendre en considération cette urgence est nécessaire et permet aussi d’organiser autrement l’action, en l’occurrence l’action éducative – sur fond de résonance, oui, mais sans oublier l’importance de la résistance.