De petits actionnaires qui font perdre de l’argent aux gros ? Dans sa chronique, Rémi Grumel revient sur le bras de fer qui a eu lieu autour de cette entreprise de jeux-vidéos. Et montre qu’à ce jeu-là, ce sont toujours les mêmes qui gagnent…
Tous les mardis à 6h40, 7h40, 8h40 et 12h40, des économistes bordelais vous font entendre leurs analyses à contre-courant des discours dominants dans la chronique Les Clés de l’éco. Cette semaine : Rémi Grumel, membre du groupe de travail économique du NPA.
Gamestop ou l’illusion de la “démocratisation de la finance”
Dans la deuxième moitié du mois de janvier, le cours de l’action de l’entreprise Gamestop a bondi de 1700 % (fois 17 !), partant de 20 dollars le 11 janvier pour atteindre un pic de 483 dollars l’action le 28 janvier, avant de rechuter jusqu’à clôturer hier à environ 60 dollars l’action. Alors comment et pourquoi l’action d’une entreprise comme Gamestop a-t-elle pu s’envoler aussi rapidement alors même qu’il s’agit d’une entreprise de distribution de jeux-vidéos qui, ayant raté le créneau de la vente en ligne, subissait d’importante pertes, en particulier dans le contexte de la crise de la covid-19 ?
Boursicoteurs amateurs contre vautours de Wall Street ?
Ce qui est généralement dit de cette affaire, c’est qu’il s’agit d’une opération massive de rachat d’actions menée par de petits boursicoteurs amateurs de jeux-vidéos qui ont mis une pilée à domicile aux financiers de Wall Street qui cherchaient à spéculer à la baisse sur cette action. Les actions sont des titres de propriété d’une entreprise, que cette entreprise émet dans un premier temps sur le marché dit « primaire » pour financer des investissements, mais qui s’échange dans un second temps entre financiers sur le marché dit « secondaire ».
Spéculer à la baisse ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Il est vrai qu’on comprend souvent derrière le terme « spéculation financière » le simple fait d’acheter des titres financiers attendant que leurs cours montent pour les revendre plus cher et dégager ainsi un profit. Il ne s’agit pas d’un profit réel mais de ce qu’on pourrait appeler un « profit fictif », dans le sens ou la variation des cours des actions est relativement indépendante des bénéfices réels réalisés par les entreprises qui ont émis ces actions.
Cette variation est guidée par le rapport entre offre et demande sur le marché secondaire des actions. Donc la « valorisation boursière » d’une entreprise, qui s’obtient en multipliant le cours de l’action par le nombre d’actions émises par l’entreprise, peut ainsi être très déconnectée de la valeur réelle générée par et contenue dans l’entreprise. Elle n’est en quelque sorte qu’une anticipation de ce que pourrait valoir l’entreprise avec ses bénéfices futurs, mais cette anticipation peut très bien se révéler infondée.
Vente à découvert
Mais revenons à notre spéculation à la baisse : sur les marchés financiers, on peut spéculer à la baisse via ce qu’on appelle la vente à découvert ou en anglais le « short selling ». C’est une stratégie très utilisée par les hedges funds, surnommés les « fonds vautours ». Les hedges funds sont des structures opaques qui manient l’épargne et le patrimoine financiers privés de quelques grandes fortunes et quelques grandes entreprises pour les faire fructifier à leur place, à travers différents procédés. Dans le procédé de la vente à découvert, les hedges funds empruntent moyennant une commission, des actions qui ne leur appartiennent pas, puis les vendent massivement en espérant que cela entraîne d’autres acteurs de la finance, par effet de mimétisme, à revendre ce type d’actions et ainsi en faire chuter le prix, pour ensuite les racheter à bas prix et les rendre à leur propriétaire, en empochant de fait la différence.
Exemple : imaginons que l’action Gamestop est au prix de 20 dollars comme au début du mois de janvier. Je suis un hedge fund, je sens que je peux convaincre une grande partie des investisseurs qu’il faut se débarrasser de cette action étant donné que l’entreprise est dans une situation compliquée. J’emprunte des actions Gamestop à leur propriétaire moyennant une commission de 1 $, je les revends toutes au prix du marché 20 $, et l’offre devenant supérieure à la demande, le prix de l’action chute à disons 5 $, et je le rachète donc à la fin de la chute à 5 $. J’ai empoché au départ 20 $ par action, moins 5 dollars de rachat pour pouvoir les rendre au propriétaire, moins la commission d’emprunt de 1 $, je me retrouve donc avec 14 $ de plus. On dit à ce moment-là qu’on « shorte » l’action.
Quand de petits investisseurs refusent de se faire avoir par les gros
Dans le cas de Gamestop, alors qu’un certain nombre de hedges funds s’apprêtaient à faire couler l’entreprise via la vente à découvert, des milliers d’investisseurs individuels américains, parfois amateurs de jeux-vidéos, se sont organisés sur le forum en ligne Reddit pour prendre à revers les hedges funds et racheter massivement l’action via des applications de courtage gratuit comme RobinHood pour en faire monter le cours. Les propriétaires des actions les ayant confiés aux hedges funds font alors des « appels de marge », c’est-à-dire qu’ils réclament à chaque fin de journée la différence entre le prix de l’action initial et le prix supérieur auquel il est à la fin de la journée. Si je confie mon action le matin à 20 $ à un hedge fund pour qu’il la shorte et qu’au lieu de chuter, elle passe en fait à 30 $, je récupère la différence de 10 $ via un appel de marge.
Les hedges funds ayant shorté l’action GameStop ont alors perdu énormément d’argent. Le hedge fund Melvin Capital qui avait parié à la baisse sur Gamestop a même dû être recapitalisé à hauteur de 2,75 milliards de dollars par d’autres hedges funds. Les communicants des hedges funds concernés ont ensuite déployé un discours diabolisant ces petits porteurs, disant qu’ils mettaient en danger les retraites des citoyens américains, avec lesquelles les hedges funds jouent pourtant régulièrement sur les marchés. Ils se plaignent en fait d’avoir été piégés par ceux qu’ils piègent en permanence avec leurs méthodes, du fait qu’ils concentrent des masses de capitaux suffisamment grandes pour faire évoluer les prix à leur envie face à des investisseurs individuels qui n’ont pas ce pouvoir, sauf ici dans une certaine mesure lorsqu’ils interviennent en bande organisée comme dans le cas de Gamestop.
Peut-on vraiment prendre les financiers à leur propre jeu ?
Les petits ont-ils pour autant gagné une bataille contre les gros ? « MainStreet » a-t-il flanqué une pilée bien méritée à « Wall Street » ? Les anticapitalistes peuvent-ils se réjouir de cette affaire ? Alors, en fait, pas vraiment. En réalité, un certain nombre de fonds financiers comme Morgan Stanley, Senvest Management, Black Rock et Vanguard, qui avaient acheté des actions Gamestop en septembre et ne les ont pas « shortées » ont en fait profité de l’envolée des cours et ont revendu leurs actions au pic de fin janvier, faisant alors rechuter drastiquement le cours de l’action.
Probablement mise sous pression par les hedges funds, l’application de courtage gratuit en ligne RobinHood a également suspendu la possibilité d’acheter des actions Gamestop, contribuant ainsi dans une moindre mesure à la rechute du cours. Cette rechute a fait enregistrer des pertes de plusieurs milliers de dollars aux petits porteurs de Reddit partis à l’assaut de Wall Street. Même si certains ont réussi à s’en sortir, beaucoup d’entre eux n’ont plus aujourd’hui qu’à retourner travailler pour tenter d’éponger leurs dettes, quand ils ont encore la chance d’avoir un travail dans le contexte de la crise.
Cette histoire montre que l’idée qu’il puisse y avoir une « démocratisation de la finance » est une illusion, notamment du fait que le capital financier est arrivé aujourd’hui à un très haut degré de concentration entre un faible nombre de structures qui sont dotées par ailleurs d’une forte réactivité. Ce capital financier ne peut pas non plus être combattu par les classes populaires sur son propre terrain et avec les mêmes les méthodes. Elles doivent trouver dans la mobilisation sociale à la base, dans la rue et dans les entreprises, leurs propres méthodes pour le combattre, non pas en cherchant à changer les règles du jeu, mais en se débarrassant de l’ensemble du jeu pour en former un nouveau.
Sources :
- Michael Roberts, “Stop the game – I wan’t to get off !”, thenextrecession, 28 janvier 2021
- Heu?reka, “Main Street vs. Wall Street”, 2 février 2021
- Boris Manenti, “Gamestop : comment Wall Street s’est vengé de l’attaque des petits spéculateurs”, L’Obs, 8 février 2021
- Marion Heilmann et Bastien Bouchaud, “Comment les fonds ont profité de l’envolée de GameStop”, Les Echos, 4 février 2021
- Paul Jarvis, “GameStop Shares Drop, Extending 80% Slump from last week”, Bloomberg, 8 février 2021
Les Clés de l’éco ? C’est une nouvelle chronique, tous les mardis à 6h40, 7h40, 8h40, 12h40 sur La Clé des Ondes. Des économistes bordelais s’y succéderont pour vous faire entendre leurs analyses à contre-courant des discours dominants. Une sorte d’antidote aux chroniques de Dominique Seux (sur France Inter) et autres journalistes-éco amoureux des vieilles recettes patronales !