Lénine: sur l’ascension des hautes montagnes

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SOURCE : ACTA

Il y a 150 ans, le 22 avril 1870, naissait Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, en Russie. À cette occasion, nous souhaitions faire découvrir un texte bref et peu connu – que Brecht appréciait tout particulièrement – rédigé à la fin de l’année 1922, et publié pour la première fois en avril 1924, quelques semaines après la mort de Lénine, dans la Pravda. La métaphore qui sert de point de départ à ce texte (un homme effectue l’ascension d’une haute montagne et, s’étant déjà élevé plus haut que tous les autres, se trouve contraint, pour atteindre son but, de redescendre et d’emprunter des chemins détournés) résonne avec la situation dramatique dans laquelle se trouve le jeune État soviétique au moment de sa rédaction, entre échec des soulèvements révolutionnaires en Europe occidentale, séquelles de la guerre civile et mise en place controversée de la Nouvelle Politique Économique. Lénine, déjà malade, fait part dans plusieurs articles de cette période d’une vive inquiétude quant au risque de bureaucratisation et de reconstitution d’une nouvelle classe dirigeante, appelant de ses voeux la formation d’une Inspection ouvrière et paysanne en mesure d’exercer une surveillance populaire indépendante sur les orientations de l’État. Le court texte qui suit reflète, sous la forme d’une anecdote littéraire, que les tâches de la transition au communisme sont incommensurables à celles de la prise du pouvoir, et que tout processus de transformation sociale, ne pouvant se soutenir d’aucune garantie objective, comporte nécessairement une part fondamentale de risque et d’imprévu. La révolution, nous dit Lénine, n’est jamais le déroulement d’un plan calculé à l’avance, elle est une expérimentation permanente.

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Imaginons un homme qui effectue l’ascension d’une montagne très élevée, abrupte et encore inexplorée. Supposons qu’après avoir triomphé de difficultés et de dangers inouïs, il a réussi à s’élever beaucoup plus haut que ses prédécesseurs, mais qu’il n’a tout de même pas atteint le sommet. Le voici dans une situation où il est non seulement difficile et dangereux, mais même proprement impossible, d’avancer plus loin dans la direction et le chemin qu’il a choisis. Il lui faut faire demi-tour, redescendre, chercher d’autres chemins, fussent-ils plus longs, mais qui lui permettent de grimper jusqu’au sommet. La descente, à partir de cette altitude jamais encore atteinte à laquelle se trouve notre voyageur imaginaire, offre des difficultés et des dangers plus grands encore, peut-être, que l’ascension : les faux pas le guettent ; il voit malaisément l’endroit où il pose son pied ; il n’a plus cet état d’esprit particulier, conquérant, que créait la marche assurée vers le haut, droit au but, etc. Il lui faut s’entourer d’une corde, perdre des heures entières pour creuser au piolet des marches ou des endroits où il puisse accrocher solidement la corde ; il lui faut se mouvoir avec la lenteur d’une tortue, et de plus se mouvoir en arrière, vers le bas, en s’éloignant du but ; et on ne voit toujours pas si cette descente terriblement dangereuse et pénible se termine. On ne voit pas apparaître le chemin détourné, un tant soit peu sûr en suivant lequel il serait possible de se remettre en route plus hardiment, plus rapidement et plus directement qu’avant, vers le haut, vers le sommet.

N’est-il pas naturel de penser qu’un homme se trouvant dans cette situation puisse avoir, bien qu’il se soit élevé à une altitude inouïe, des instants de découragement ? Et ces instants seraient sans doute plus nombreux, plus fréquents et plus pénibles, s’il pouvait entendre certaines voix d’en bas, de gens tranquillement installés au loin et observant à travers une lunette d’approche cette descente si dangereuse, qu’on ne peut même pas qualifier (à l’exemple des « sménoviekhovistes »1) de « descente en freinage », car un frein suppose une voiture bien réglée, déjà mise à l’essai, une route préparée à l’avance, des mécanismes qu’on a déjà éprouvés. Mais là, ni voiture, ni route, rien du tout, absolument rien qui ait été déjà éprouvé !

Les voix d’en bas, elles, sont pleines d’une joie mauvaise. Les unes se réjouissent ouvertement, elles piaillent et crient : il va tomber, c’est bien fait, ça lui apprendra à faire le fou ! D’autres essayent de cacher leur joie, agissant plutôt à l’exemple de Ioudouchka Golovlev2 ; ils s’attristent, lèvent les yeux au ciel. Quelle tristesse, nos craintes se justifient ! N’est-ce pas nous qui avons consacré toute notre vie à préparer un plan raisonnable pour l’ascension de cette montagne, qui demandions que l’on sursoie à l’ascension, tant que l’élaboration de notre plan n’était pas terminée ? Et si nous avons lutté si ardemment contre le chemin que l’insensé lui-même abandonne maintenant (regardez, regardez, le voilà qui retourne, qui redescend, qui se prépare pendant des heures entières la possibilité de progresser d’un seul mètre ! Lui qui nous accablait des pires injures quand nous réclamions systématiquement de la modération et de l’ordre !), si nous avons condamné si ardemment l’insensé et si nous avons mis tout le monde en garde, afin qu’on ne l’imite pas et qu’on ne l’aide pas, nous l’avons fait exclusivement par amour pour le grand plan d’ascension de cette même montagne, pour ne pas compromettre en général ce plan grandiose !

Par bonheur, notre voyageur imaginaire, dans l’exemple que nous avons pris, ne peut pas entendre les voix de ses « amis véritables » de l’idée de l’ascension, sinon il serait sans doute pris de nausée. Et l’on dit que la nausée n’aide pas à avoir la tête froide et le pied sûr, particulièrement à très grandes altitudes.

  1. Smena Vekh est le titre d’une collection d’articles publiés à Prague en 1921, puis le nom d’une revue publiée à Paris d’octobre 1921 à mars 1922. Elle était le porte-parole des partisans d’un courant sociopolitique qui a émergé parmi les intellectuels Russes blancs émigrés en 1921, également soutenu par une partie de la vieille intelligentsia bourgeoise qui n’a pas émigré pour diverses raisons. Un certain retour d’éléments capitalistes en Russie soviétique à la suite de la mise en œuvre de la NEP a servi de base sociale à cette tendance. Lorsque ses partisans ont compris qu’une intervention militaire étrangère ne pourrait pas renverser le pouvoir soviétique, ils ont commencé à préconiser la coopération avec le gouvernement soviétique, espérant une régénération bourgeoise de l’État soviétique. Ils ont considéré la Nouvelle Politique Economique comme une évolution du pouvoir soviétique vers la restauration du capitalisme. Certains d’entre eux étaient prêts à coopérer loyalement avec le gouvernement soviétique et à promouvoir la régénération économique du pays. Par la suite, la plupart d’entre eux se sont ouvertement ralliés à la contre-révolution. (NDT)
  2. Judas Golovlev – propriétaire terrien et personnage principal du roman de Saltykov-Chtchédrine, Les Golovlev. Il était appelé Judas pour sa bigoterie, son hypocrisie et sa brutalité. Le nom Judas Golovlev est devenu synonyme de ces traits négatifs. (NDT)

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