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SOURCE : Marianne
Si l’on enlevait son nom, que l’on retirait sa photographie et que l’on traduisait ses propos, Bert de Vries aurait tout d’un souverainiste italien, portugais ou espagnol. Et pourtant, les lecteurs de l’édition du 22 mai deTrouw, l’un des principaux quotidiens néerlandais, n’ont pas lu l’interview d’un populiste méridional, mais d’un ancien ministre des Affaires sociales des Pays-Bas, membre historique de l’Appel chrétien-démocrate (CDA), un sage parti de centre-droit pro-européen et libéral.
Dans cet entretien destiné à promouvoir son nouveau livre sur un “capitalisme sorti des rails“, Bert de Vries se prononce publiquement pour la fin de l’euro, et dénonce les impasses de la construction européenne. Un message d’autant plus fort qu’il émane d’un homme qui fut l’un des moteurs du lancement de la monnaie unique lorsqu’il était membre du gouvernement néerlandais entre 1989 et 1994. Aujourd’hui, l’octogénaire regrette que son ancien parti, qu’il accuse d’être devenu “trop peu sensible aux difficultés croissantes de la population“, ait abandonné la défense de “l’Etat-providence et d’une économie mixte” au profit du “néolibéralisme“.
Bert de Vries ne prend pas de gants pour exprimer son avis au sujet de la monnaie unique européenne. Il tient même à “s’excuser” de ne pas avoir assez “résisté” lors des débats préalables à son introduction, dans les années 1990. “C’était l’une des décisions les plus radicales que nous ayons prises durant cette période au gouvernement, avec des conséquences très graves. Nous nous sommes entendus trop facilement“, regrette l’ancien ministre. De Vries estime dans Trouw que “tout est subordonné au maintien à tout prix de l’euro“, une situation qu’il ne juge “pas viable” : “Nous n’obtenons plus d’intérêt sur nos épargnes, nos pensions sont réduites, les entreprises sont encouragées à s’endetter, tout cela pour maintenir les taux à un niveau assez bas pour que la dette publique italienne reste abordable.“
Le démocrate-chrétien prône un retour au florin, la monnaie nationale néerlandaise avant le passage à l’euro, et le maintien de l’euro comme monnaie commune (et non plus unique), servant pour les transactions néerlandaises. Interrogé par le journaliste hollandais sur le cas d’un touriste en vacances dans un camping français, il explique que dans ce cas, “on paie avec des francs français, comme avant. Votre banque achète des francs à la Banque centrale néerlandaise, laquelle a transféré des euros à la Banque centrale française en échange d’un taux fixe.“
LE BILAN “DRAMATIQUE” DE L’EURO POUR LES PAYS DU SUD
Outre les difficultés posées par l’euro, Bert de Vries évoque également les avantages offerts par un retour aux monnaies nationales : “Vous donnez aux pays des outils financiers entre leurs mains, par exemple les armes de dévaluation et de réévaluation“. Il évoque ainsi la possibilité pour les pays du Sud de dévaluer leur monnaie afin de faciliter leurs exportations et d’alléger le poids de leur dette publique, mais aussi les réévaluations auxquelles pourraient procéder les Pays-Bas et l’Allemagne. “Si un projet échoue, il faut oser y mettre fin“, tente de rassurer l’homme politique néerlandais, qui rappelle que “lors des 75 dernières années, nous en avons fait 55 sans l’euro et cela s’est bien passé.“
Le journaliste de Trouw lui suggère alors que sa volte-face fera le bonheur de Thierry Baudet et Geert Wilders, deux chefs de file de la droite nationaliste, hostiles à l’Union européenne. “Si Baudet et Wilders veulent se débarrasser de l’euro, cela veut-il dire qu’on doit dire que l’euro est un succès ?“, répond de Vries, qui pourra difficilement être accusé de complaisance vis-à-vis de la droite dure : en 2010, il avait quitté la CDA pour protester contre l’ouverture de négociations avec le Parti pour la liberté (PVV), la formation de Geert Wilders.
LES PAYS-BAS “NE DOIVENT PLUS ÊTRE UN PARADIS FISCAL”
Au-delà de l’euro, l’ancien député de la Seconde chambre de La Haye critique les défauts de la construction européenne depuis le traité de Maastricht. “Le projet est bloqué, il ne peut pas continuer“, explique-t-il, constatant avec la crise du coronavirus que les pays du Sud endettés ne sont pas, ou ne peuvent pas être aidés par ceux du Nord, et que le récent conflit entre la Banque centrale européenne et la Cour constitutionnelle allemandea aggravé les tensions. Il est toutefois notable que s’il critique l’UE, Bert de Vries raisonne toutefois en Européen convaincu : capable de se détacher des intérêts de son pays au lieu de le poser comme un modèle de vertu, il critique ainsi “les hommes politiques en Allemagne et aux Pays-Bas [qui] présentent toujours un tableau déformé et unilatéral des causes des difficultés dans les États-membres méridionaux.”
“Les Pays-Bas et l’Allemagne sont les grands gagnants de l’Union monétaire avec 25% de croissance économique au cours des 20 dernières années [alors que] l’Italie est le grand perdant avec zéro pour cent”
Courageux, l’ex-ministre constate l’absence de “convergence entre les économies des Etats du Nord et du Sud“, et admet que “les Pays-Bas et l’Allemagne sont les grands gagnants de l’Union monétaire avec 25% de croissance économique au cours des 20 dernières années [alors que] l’Italie est le grand perdant avec zéro pour cent“, un bilan qu’il juge “dramatique“. De Vries va même jusqu’à estimer que les Pays-Bas “ne doivent plus être un paradis fiscal“, un statut dont il estime que ses compatriotes devraient “avoir profondément honte“. Enfin, il propose un certain nombre de mesures qu’il juge toujours pertinentes à l’échelle européenne, concernant l’environnement (taxe sur le kérosène et le transport maritime pour réduire les dégâts du libre-échange) et la lutte contre les abus des multinationales (taux européen d’impôt sur les sociétés, lutte contre le chantage à l’emploi).
Avec cet entretien dans la presse néerlandaise, Bert de Vries met la lumière sur un paradoxe : alors que la critique de l’euro est acceptée et répandue au sein des spécialistes, elle reste très marginale dans le débat public, la France ne faisant pas exception. Ainsi, de nombreux économistes tels que les deux prix Nobel Joseph Stiglitz (Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, 2016) et Paul Krugman (Sortez-nous de cette crise… maintenant !, 2012) ont depuis longtemps pointé les défauts et les incohérences de la monnaie unique européenne, mais sa remise en question reste dans une large mesure un tabou.