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SOURCE : Rapports de force
Alors que les États-Unis sont toujours traversés par d’importants mouvements de protestation contre le racisme et les violences policières, et suite aux déclarations du président Trump accusant « ANTIFA » d’être responsable des violences qui émaillent ces manifestations, les incidents ciblant des militants antifascistes, réels ou supposés, se multiplient à travers le pays.
« Les États-Unis vont désigner ANTIFA comme étant une organisation terroriste », tweetait Donald Trump le 31 mai. Depuis, il multiplie les dénonciations publiques envers une non-organisation accusée d’être seule responsable des incidents violents qui se produisent lors des manifestations contre les violences policières, depuis le meurtre de Georges Floyd le 25 mai.
À New York la Nationale Lawyers Guild accuse les policiers de la ville de mener des interrogatoires sur les opinions politiques des manifestants arrêtés, leur demandant notamment leurs liens avec la mouvance antifa. Dans l’Oregon, 200 personnes équipées de gilets pare-balles et d’armes automatiques ont débarqué dans la petite ville de Klamath Fall. Une rumeur sur Facebook prétendait que des « antifa » avaient prévu de se rendre dans la ville. Quelques dizaines de personnes ont donc débarqué, armées, pour faire face à la menace. Qui ne s’est jamais concrétisée. Dans une petite ville de l’État de Washington, une famille venue faire du camping a été poursuivie jusque dans la forêt par une trentaine d’habitants armés qui ont coupé des routes avec des troncs d’arbres pour les piéger. Ils les avaient pris pour des antifa.
Pourquoi une telle paranoïa ? Outre les diatribes de Donald Trump, Fox News et la presse conservatrice multiplient les gros titres sur le danger posé par « Antifa », relayant rumeurs et fausses informations. De nombreux commentateurs, tels que Mark Bray (professeur d’histoire à Rutgers University) ou Shane Burley (journaliste spécialiste de l’extrême droite) y voient la création d’un ennemi intérieur. En fait, « Antifa », employé comme nom propre – sans article et, le plus souvent, avec une majuscule – désigne une figure médiatique construite depuis des années. D’abord par la droite ultraconservatrice et l’extrême droite, puis reprise progressivement par de nombreux médias.
Un antifascisme importé du vieux continent
Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Si la lutte contre le fascisme, l’extrême droite et le suprémaciste blanc a toujours fait partie de la vie politique américaine, le mouvement « antifa » est lui plus récent. L’activisme « antifa » se réfère à une tradition européenne d’action directe antifasciste. Elle repose sur l’autodéfense face à l’extrême droite, l’identification et la dénonciation des militants de cette mouvance politique et la lutte contre la diffusion de leurs idées. Elle se caractérise le plus souvent par une organisation horizontale et non hiérarchique, sous la forme de petits collectifs locaux ou de regroupements de circonstances en réaction aux tentatives d’organisation de l’extrême droite au niveau local.
Ces modalités militantes sont apparues aux USA pour la première fois dans les années 80, sous le nom d’action antiraciste. Une formulation vue comme plus parlante pour le grand public américain. C’est au début des années 2010 que des collectifs « antifa » commencent à s’organiser sous ce nom aux États-Unis, sous l’influence du mouvement altermondialiste, notamment les contre-G20 et les mouvements Occupy.
Constitution d’un ennemi intérieur
C’est cependant en 2016 lors des campagnes de Donald Trump, d’abord celle des primaires républicaines, puis de la présidentielle, que les médias grands publics commencent à employer le terme. Justement l’année où émerge une nouvelle tendance à l’extrême droite américaine : l’alt-right. Un de ces terrains de jeu : internet et les réseaux sociaux. Un de ses objectifs : la dédiabolisation. Dans le contexte d’une campagne électorale très marquée à droite et d’une parole raciste qui se libère après huit ans de mandat du premier président noir du pays, l’alt-right met particulièrement en avant le registre de la liberté d’expression. Succès garanti dans un pays où cette liberté est protégée par le 1er amendement de la constitution et où les propos incitant à la haine ne tombent pas sous le coup de la loi1.
Intellectuels et éditorialistes néoconservateurs ou membres de l’alt-right multiplient ainsi les discours et apparitions publiques, souvent sur des campus universitaires. Des groupuscules d’extrême droite font de même avec des rassemblements. Face à cela, des militants progressistes et antifascistes pétitionnent et organisent des contre-manifestations pour empêcher la diffusion de ces idées. Des violences émaillent parfois ces confrontations. L’occasion pour l’extrême droite de dénoncer une forme de « censure » exercée à leur égard. Un axe de défense qui fait mouche en étant relayé largement dans les médias grand public « Antifa » est donc présenté comme un groupe de gens violents et opposés à la liberté d’expression.
À l’assaut de la Maison Blanche
Élu en novembre 2016, Donald Trump est très lié à ce mouvement. Steve Banon, successivement directeur de campagne du candidat, puis conseiller stratégique du président, n’est autre que le rédacteur en chef du site Breidtbart News. C’est un journaliste et éditorialiste de cette « plateforme de l’alt-right », Milo Yannopoulos, qui est au centre des confrontations les plus marquantes de cette période, comme sur les campus de Berkeley et de l’université de Washington. Au cours de l’année 2017, des militants étudiants et anti-fascistes s’y étaient souvent mobilisés contre la venue d’orateurs d’extrême droite. Ces mobilisations avaient donné lieu à des affrontements, parfois violents, en particulier lorsque des groupuscules de l’Alt-Right étaient aussi de la partie.
La réaction de Donald Trump aux évènements de Charlottesville a aussi affirmé ce lien. En août 2017, l’alt-right avait organisé le « Unite the Right Rally » : un rassemblement d’union de la droite à Charlottesville, en Virginie. Un sympathisant d’extrême droite y avait tué une personne et blessé grièvement dix-neuf autres en fonçant délibérément dans des contre-manifestants à bord de son véhicule. Le président Trump déclare alors « condamner » cette démonstration de haine et de violence « venant de diverses parties ». Il confirmera ensuite cette analyse, parlant des « gens très bien » parmi les manifestants. Ceux-là mêmes qui avaient pourtant défilé aux cris de « les Juifs ne nous remplaceront pas », qu’il félicite pour le calme et la légalité de leur rassemblement. Tout en condamnant la « très très violente extrême gauche ».
Polarisation politique
Pendant ce temps, le militantisme antiraciste et antifasciste se développe aux États-Unis. Des progressistes aux anti-capitalistes, des militants très divers s’organisent pour résister aux mesures prises par le gouvernement Trump, notamment en matière d’immigration. Par ailleurs des actions directes antifascistes réagissent à la multiplication des apparitions publiques de groupes d’extrême droite violents. Les médias se font le relais des évènements les plus spectaculaires, et commencent à construire la figure de « Antifa ». Celle-ci peut désigner tour à tour des militants antiracistes, l’extrême gauche en général ou même la technique de manifestation du Black Bloc. Mais toujours comme un groupe constitué et officiel.
En réalité, les collectifs antifascistes sont épars, agissant à l’échelle locale. Surtout, ils sont organisés de façon très informelle, parfois temporaire, sans affiliation entre eux et sans ligne idéologique propre en dehors du rejet du fascisme. Les médias se font d’autant plus le relais de la version présentée par l’alt-right que celle-ci s’habille souvent des vêtements de la presse. Ainsi Andy Ngo a-t-il fait le tour des médias grand public en 2019 en tant que victime de « Antifa ». Journaliste et éditorialiste à Quillette, le magasine en ligne de « l’Intellectual Dark Wab », M. Ngo s’était illustré à Portland, par ses pratiques de « doxxing » en révélant publiquement le nom, voir l’adresse d’antifascistes. Mais aussi par ses liens avec Atomwaffen et les Proud Boys, des groupes d’extrême droite.
Andy Ngo avait subi une violente bousculade et des jets de milk-shake de la part de contre-manifestants lors de sa couverture d’un rassemblement des Proud Boys dans l’Oregon. La presse avait alors largement relayé ses accusations, qui disait avoir été blessé et visé parce que journaliste, dressant le portrait de « Antifa », comme une organisation violente et antidémocratique. Dans ce climat, Donald Trump avait alors affirmé dans un tweet : « il est envisagé de déclarer ANTIFA, ces lâches cinglés de la Gauche Radicale qui frappent des gens (seulement des non-combattants) sur la tête avec des battes de baseball, Organisation Terroriste majeure ! ».
Démagogie électorale ?
Et rebelote. Donald Trump reprend cette rhétorique en cette année électorale. Cette fois-ci dans le cadre des manifestations qui agitent le pays. En accusant « Antifa et la Gauche Radicale » d’être les « seuls responsables » des violences lors des manifestations, il évite de s’opposer directement au mouvement Black Lives Matter, qui bénéficie aujourd’hui d’un large soutien de l’opinion publique. Tout en condamnant les ennemis de l’extrême droite, dont il a perdu une part du soutien au cours de son mandat, n’allant pas assez loin a leurs yeux.
Quitte à jouer avec le feu dans une situation très tendue aux États-Unis. La polarisation de la vie politique qui avait permis son émergence en 2016 n’a cessé de se renforcer, alors que le pays traverse l’une des pires crises sanitaires et des pires crises économiques de son histoire. Aujourd’hui, face à l’amplitude du mouvement contre le racisme et les violences policières, l’extrême droite se crispe.
Les manifestations de ces dernières semaines ont été émaillées d’incidents impliquant des voitures fonçant dans la foule ou l’usage d’armes à feu. Sur internet et dans la rue, les militants d’extrême droite apôtres du « Bugaloo », ou guerre civile raciale, appellent à passer à l’action. C’est ce que souligne ce phénomène de panique qui s’empare d’une partie de la population.
1 Seule l’incitation directe à commettre un crime est pénalement réprimée.