Dans son dernier ouvrage Une colère juste, interrompre la destruction du monde paru aux éditions Divergences, Jérôme Baschet parvient à articuler avec lucidité l’essor du soulèvement des Gilets Jaunes et la crise structurelle qui traverse le capitalisme dans toutes ses dimensions. En huit chapitres, ce petit essai de 118 pages a le mérite à la fois de proposer une lecture globale du capitalisme mondial mais aussi de chercher dans ses interstices les conditions de son renversement. Enseignant-chercheur à l’EHESS, Jérôme Baschet a progressivement pris part au mouvement zapatiste du Chiapas où il enseigne à l’université autonome. En partant de cette expérience d’une vie communautaire qui entend libérer des espaces d’un système destructeur tout en s’y affrontant, il propose une lecture du soulèvement des Gilets Jaunes pleine de finesse à laquelle s’ajoutent des propositions stratégiques qui, si elles peuvent être discutables, n’en méritent pas moins d’être évoquées.
S’attachant à présenter le capitalisme comme un système total – qui ne saurait être réduit à la propriété privée des moyens de productions et l’antagonisme Travail / Capital –, il souligne l’ensemble des ressorts monopolisés par ce système pour broyer et écraser chaque être humain au profit de quelques-uns. Baschet met en évidence l’urgence de la crise climatique générée par le capitalisme ; crise qui amène à une nouvelle ère géologique dévastatrice : celle du Capitalocène – et non pas de l’Anthropocène. Il insiste ainsi sur la nécessité d’avoir, d’un côté, une critique profonde de la nature même de ce système économique et politique, et de l’autre, de mener un combat contre le productivisme et le consumérisme qui lui sont inhérents. Pour lui, « nous entrons dans l’âge de la troisième critique du capitalisme. La première était centrée sur l’exploitation du travail, la seconde sur l’aliénation d’une vie appauvrie et mutilée. C’est la destruction qui vient désormais au premier plan », bien que « les deux autres critiques n’en sont pas pour autant invalidées ». Par ce livre, Baschet prolonge ses précédents travaux sur le temps politique, dans lesquels il aperçoit un antagonisme central entre dominants et dominé•e•s. Il pointe notamment, ici, l’impact contre les subjectivités qui est intrinsèque au capitalisme (qu’il nomme aussi « l’Économie ») et qui s’exerce, entre autres, par une mise en concurrence exacerbée, un assaut régulier par la publicité et des mécanismes de dépossession du temps.
En sous-titrant son ouvrage « Interrompre la destruction du monde », il propose un axe déjà formulé par Walter Benjamin qui voyait « la révolution comme frein d’urgence », à l’inverse du marxisme dominant pour qui « la révolution est la locomotive de l’histoire ». Pour Baschet, face à l’écocide et à l’humanocide généré par le capitalisme, il faut actionner ce frein d’urgence, ce qu’il considère avoir été en partie mis en mouvement par les Gilets Jaunes. Pour lui, il s’agit bien d’un surgissement qui, en occupant les ronds-points et en bloquant des nœuds routiers ou des grandes surfaces, a posé la question de l’arrêt de la course folle qui « mène dans le mur ». Mais c’est surtout dans certaines formes de refus de la représentativité qu’il voit un processus d’auto-organisation se développer avec force, en insistant particulièrement sur les Gilets Jaunes de Commercy. Ce refus de la représentativité peut être lu à la fois dans le clivage profond qui n’a cessé de se creuser entre élu•e•s et électeurs/rices, mais aussi, peut-être, dans un désaveu des formes politiques et syndicales « traditionnelles » qui ne peuvent plus prétendre incarner une conflictualité du fait de leurs compromissions.
En travaillant sur ces prémices destituants, il fait le parallèle – sans pour autant considérer qu’il s’agit de la même chose, loin de là – avec ce qu’il nomme des espaces libérés. Selon lui, le Chiapas, le Rojava semblent être, à ce jour, les espaces les plus développés de ce point de vue. Pour lui, ces espaces libérés et autonomes incarnent ce qui pourrait être les bases d’autres possibles et ce vers quoi il faudrait tendre pour sortir de « l’Économie », non pas dans une logique de retrait, mais plutôt de mise en pratique de nouvelles formes de communs, pour s’affronter au capitalisme dans son ensemble. En se multipliant, les espaces libérés pourraient s’organiser à des échelles plus larges ou plus réduites, en fonction des besoins qui seront décidés par l’auto-organisation. Cela ne peut manquer de rappeler la Commune de Paris en 1871, mais peut-être surtout, le désir de fédération de communes que portaient, comme le montre Kristin Ross dans son ouvrage L’imaginaire de la Commune, les communard•e•s à Paris, Lyon ou ailleurs. Bien sûr, cela ne peut pas non plus masquer une certaine influence, ou plutôt une forme d’allers-retours, avec les propositions du Comité Invisible. Nous ne pouvons pas nous empêcher de noter ce qui ne peut pas être une coïncidence dans la mesure où Jérôme Baschet est un habitué des colonnes du site internet Lundi Matin.
Pour l’auteur, l’autonomie telle que portée par les espaces libérés déjà existants est une source d’inspiration profonde qu’il propose de développer, sans pour autant tomber dans un réductionnisme qui occulterait d’autres formes de luttes politiques et sociales. S’il considère que la centralité de la grève ne peut plus avoir le même rôle dans un XXIè siècle où les travailleurs/euses sont parcellisé•e•s, précarisé•e•s et mis•e•s en concurrence tant collectivement que subjectivement, il met malgré tout en avant la nécessité du blocage économique, forme qui fut d’ailleurs largement investie par les Gilets Jaunes. Blocage des flux, blocage des sphères de production et de reproduction, blocage des axes sont pour lui à articuler avec d’autres formes de combat. Par ces processus pourront émerger d’autant plus d’espaces libérés que cela permettra une réappropriation du temps de vie.
Un des éléments particulièrement stimulant tient dans sa volonté d’imaginer un autre futur : « il n’y aurait guère de sens à se dire anticapitaliste si l’on n’était pas en mesure de donner corps à un imaginaire post-capitaliste. » Incarner une alternative apparaît comme nécessaire pour pouvoir faire vivre cette même alternative, particulièrement parce que le poids de l’héritage de la défaite de l’alternative socialiste et celui, catastrophique, des prétendus « socialismes réellement existants » ont permis aux classes dominantes de légitimer idéologiquement, et de manière hégémonique, le capitalisme triomphant comme modèle indépassable. Nous pouvons avoir des désaccords avec ses propositions politiques autour, par exemple, des notions d’espaces libérés, qui à la fois occultent des orientations transitoires mais aussi qui, par ailleurs, balayent le rôle social et politique de l’État, et dès lors, son poids dans la structuration des antagonismes de classes, de races et de genre. Pour autant, sa volonté d’ouvrir des horizons est salutaire. Comment faire vivre un projet alternatif si l’on n’est pas capable de proposer en positif et que l’on se cantonne à se battre contre ? Pour convaincre, ou ne serait-ce que pour populariser nos propositions politiques, il faut pouvoir projeter un futur différent, un futur désirable, souhaitable et qui puisse incarner un horizon pour lequel nous avons envie de nous battre. C’est ce que nous montrent les Gilets Jaunes ici en France, mais aussi, par exemple, les mobilisations de masse qui traversent l’Algérie ou le Soudan : la question toujours latente est celle de « quel futur ? ». Un parti anticapitaliste se doit d’incarner une alternative, à la fois pour pouvoir s’adresser largement, mais aussi pour proposer d’autres orientations que celles qui semblent aujourd’hui se développer majoritairement.
L’essai Une juste colère de Jérôme Baschet est donc un livre à lire, à recommander. Il ne s’agit pas d’être d’accord avec tout ce qui y est écrit – lui-même d’ailleurs ne le souhaiterait pas – mais plutôt de nous permettre de réfléchir sur notre utilité politique et sociale, sur les alternatives différentes des nôtres qui sont proposées ; non pas pour savoir lesquelles ont raison, mais plutôt pour mettre en avant et porter haut les Mille Marxismes chers à Daniel Bensaïd.