Cet Etat français qui abandonne toutes ses prérogatives au bénéfice du privé

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SOURCE : Marianne

Claude Revel

Ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès du Premier ministre.

A bas bruit, l’État se dessaisie de ses activités essentielles au grand bonheur de cabinets privés. Et l’intérêt général la dedans ?

 

On parle beaucoup, et à juste titre, de la cession d’actions de grandes infrastructures par l’État. Mais il est des privatisations plus subreptices.

Marianne s’était fait l’écho en février 2019 de la sous-traitance par le gouvernement de la rédaction d’un projet de loi sur les transports à un cabinet d’avocats anglo-saxon, et ce avec l’accord du Conseil d’Etat.

Confirmation le 20 décembre 2019 : le Conseil constitutionnel rejette la demande de cent vingt-trois parlementaires qui avaient argué que « la rédaction de l’étude d’impact et de l’exposé des motifs de ce projet […] confiée à un prestataire privé […] constituerait une délégation du pouvoir d’initiative des lois contraire à l’article 39 de la Constitution et à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ». Le Conseil expose sans ambiguïté que « la circonstance qu’un prestataire privé a participé, sous la direction et le contrôle du Premier ministre, à la rédaction de son exposé des motifs et de son étude d’impact ne méconnaît pas l’article 39 de la Constitution ni aucune autre règle constitutionnelle ou organique ».

Ce phénomène de sous-traitance au privé d’activités régaliennes à fort contenu politique est loin d’être exceptionnel. Il prend également d’autres formes, en silence et pour l’instant surtout à l’étranger.

Ainsi en va-t-il de la délivrance des visas français dans la plupart des pays étrangers, sous-traités à des entreprises locales.

PRIVATISATION

Parfois il ne s’agit plus de sous-traitance mais de privatisation quasi-forcée liée à la réduction de service public. C’est le cas des lycées français à l’étranger, qui de moins en moins financés, se voient de plus en plus concurrencés par des organisations privées.

Processus divers ? Rien à voir entre eux ? Il ne semble pas. Ils ont tous au moins quatre points communs.

Le premier est le jugement porté par l’exécutif que ses fonctionnaires ne peuvent pas faire le travail qui leur a été confié : administrateurs civils formés pour rédiger des textes, agents des affaires étrangères pour apprécier les demandes de visas, fonctionnaires de l’éducation nationale pour enseigner et collaborer à l’effort d’influence français à l’étranger.L’idée est qu’avec le privé on aura mieux pour moins cher. Souvent faux : pour les visas, dans certains grands pays, les lieux de délivrance ont été ainsi réduits à un, celui de la capitale, réduisant certainement les coûts mais aussi, et largement, le service rendu… tout en maximisant les revenus des sociétés sous-traitantes.

Un deuxième point commun réside dans l’appauvrissement préalable (organisé ?) des services concernés. Ils ont tous fait l’objet de restrictions de crédits et de moyens, parfois au même moment où on leur demandait plus, comme pour les lycées à l’étranger : « doublez le nombre d’élèves » (2017). En présence de marchés alléchants, quelques entreprises bien informées s’engouffrent dans la brèche.

En troisième point, les cabinets et sociétés qui récupèrent les activités régaliennes de l’Etat ont souvent en leur sein d’anciens très hauts fonctionnaires, voire des ministres, dotés de la force relationnelle suffisante pour convaincre, le cas échéant par un rapport, puis pour lancer l’activité et obtenir les marchés. Le nombre de « conseil en gestion des services publics » est croissant dans les grands cabinets, parmi lesquels nos élites ont un doux penchant pour les étrangers. Dans le numérique, la « transformation du secteur public » et d’autres secteurs, de grands cabinets américains et allemands ont table ouverte dans la haute administration. Est-ce d’ailleurs bien sage d’un point de vue stratégique ? Les informations ainsi divulguées font-elles l’objet d’une appréciation préalable de leur sensibilité ? Rien n’est moins sûr.

SOUS-TRAITANCE

Enfin, dans quasiment tous les cas, les services ainsi délégués sont des activités rentables (le privé n’y viendrait pas sinon). Pourquoi l’Etat ne les garde-t-il pas en son sein, en revoyant leur organisation ? Par ailleurs, à notre connaissance, le coût du recours à la sous-traitance et aux conseils extérieurs n’a jamais été calculé en global pour l’Etat.

Loin de nous le rejet du secteur privé, bien loin. Mais les activités politiques (préparation des textes de loi), régaliennes (éducation, visas) et/ou liées à des politiques publiques (image et influence à l’étranger) ne peuvent être laissées à des entités qui, c’est normal, rechercheront d’abord leur profit personnel avant celui de l’intérêt général. Quant à la méthode, si les fonctionnaires sont incompétents pour des tâches pour lesquels ils ont été formés et sont payés, pourquoi ne pas ouvertement le dire et les soumettre à une formation accélérée, ou les changer d’affectation ? Voire fermer le service concerné, mais alors, le dire et s’en expliquer auprès de la représentation parlementaire ?

Deux questions se posent : jusqu’où ira-t-on ainsi ? Qui au sein du gouvernement va enfin proposer une définition actualisée des activités régaliennes et en tirer les conséquences en termes d’organisation de l’Etat ? Ce serait cela, la première réforme de l’Etat.


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