Georges Didi-Huberman, Désirer. Désobéir. Ce qui nous soulève

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SOURCE : Dissidences

Un billet de Frédéric Thomas

De quoi sont faites les forces qui nous soulèvent ? Où puisent-elles leurs sources ? Quels mouvements, rythmes adoptent-elles ? C’est pour répondre à ces questions que Georges Didi-Huberman nous invite à un long et passionnant voyage à travers les œuvres, l’histoire et les champs, de l’art à la philosophie, de la politique à la poésie. La première partie du livre avait été préalablement publiée dans le catalogue de l’exposition Soulèvements (Paris, Gallimard-Jeu de Paume, 2016) ; l’ensemble a été écrit en deux ans, entre avril 2015 et juillet 2017 (p. 535). L’essai, appuyé sur un important appareil critique et nombre de reproductions, prolonge le travail au long cours de Georges Didi-Huberman, reprenant nombre de ses auteurs de référence : Sergueï Eisenstein, Aby Warburg, Walter Benjamin, etc. Désirer. Désobéir. Ce qui nous soulève, 1 interroge la perte, le deuil, l’impuissance comme hypothèse de soulèvements, en distinguant, tout au long des quelques 700 pages, le pouvoir et la puissance.

Panorama

De Chris Marker à Maurice Blanchot, de Goya à Spinoza, de Toussait-Louverture à Hannah Arendt et Judith Butler, Georges Didi-Huberman explore des pistes, dessine les relais d’une interrogation foisonnante où s’expérimente une sorte de dynamique des soulèvements. Et de le faire souvent au plus près des mots et des images, à partir d’une dialectique fine des passages de la plainte à porter plainte ; de faire les murs à faire le mur ; de l’histoire délirée et délivrée. L’auteur nous livre, au fil des chapitres, non seulement des réflexions stimulantes, mais également des pages éclairantes, notamment sur la résistance du Ghetto de Varsovie et son héritage, le travail des éditions de Minuit pendant la Guerre d’Algérie, le féminisme, la fête, etc. De manière compréhensible, à dresser un panorama si étendu, il en vient parfois à quelques raccourcis ou à des affirmations qui demanderaient à être nuancées.

Ainsi se montre-t-il quelque peu complaisant envers Georges Bataille, évoquant les « épisodes agités » de son parcours politique fin des années 1930 – épisodes, nous dit-il, « sur lesquels les spécialistes n’auront pas de sitôt fini de gloser » – en passant sous silence le concept de « surfascisme » que Bataille a un temps mis en avant (p. 36-37). De plus, ce n’est pas tant de Bataille qu’au sein du surréalisme (un point focal à juste raison de cet essai), Walter Benjamin se sent proche que des versants plus matérialistes du mouvement surréaliste, attachés à une subversion du regard « documentaire » (Nadja de Breton, Le paysan de Paris d’Aragon, la revue Documents, le surréalisme belge, etc.).

De même, peut-on émettre des réserves sur la part centrale accordée dans ces pages à Michel Foucault et, plus généralement à la distinction entre pouvoir et puissance, ainsi qu’au « désir ». Georges Didi-Huberman note avec raison que « les sciences sociales ont un problème avec le désir et les affects » (p. 299). D’où l’intérêt d’auteurs tel que Frédéric Lordon, à partir de Spinoza, qui ont cherché à réintégrer cette dimension dans leurs analyses. Mais le concept de désir invite à une anthropologie plus fine tant sa situation au sein du capitalisme des années 1920-1930 – où il est brandi par les surréalistes comme une arme redoutable contre la bourgeoisie – aux années 1968 – où il subit une recodification par le néolibéralisme – a changé. La phase actuelle du capitalisme n’est-elle pas en ce sens l’un des défenseurs et promoteurs les plus dynamiques du désir ? Cela n’interdit pas bien sûr de revendiquer le désir ni d’en faire une arme contre le capitalisme lui-même, mais impose de le resituer ; dans son potentiel comme dans ses codifications.

Critique de la critique

À la lecture, se dégage peu à peu une critique de la critique contemporaine dans ses expressions les plus catastrophiques ou aigries. En témoigneraient en partie Guy Debord et le « Comité invisible », l’héritage dominant de Benjamin et d’Adorno, nombre de livres aujourd’hui, qui « commencent avec le constat d’une destruction sans recours », à partir duquel s’élabore, innocent et intact, le règne de l’idée (p. 124). La pratique dialectique céderait vite à la pratique unilatérale du discours, où les règnes de l’idée et de la peur échangent leurs forces, et où toute manifestation est réduite au spectacle (p. 132-134). Les pensées de Benjamin et d’Adorno sont ainsi lues aujourd’hui en hyperbolisant et en figeant leur critique du fétichisme et de la disparition (de l’expérience, de l’aura, etc.), en évacuant finalement tout le travail des passages de l’auteur du Paris. Capitale du XIXe siècle (p. 526-527).

Il ne s’agit pas pour autant, pour Georges Didi-Huberman, d’opposer simplement à cette critique les thèses de Michael Hardt et Antonio Negri, et de la revue Multitudes, dont, à juste titre, l’auteur souligne à quel point la reprise lyrique des « essaims », des « nuées » comme nouvelles formes ou formations de mouvements politiques, aussi séduisante soit-elle, ne correspond pas à sa réalité éthologique. Elle fausse qui plus est l’appréhension des révoltes en court-circuitant la question de leur auto-institution (p. 319 et suivantes). C’est donc du côté d’une prise dialectique, ne cherchant pas à en finir avec la psychanalyse, les images, la critique, etc., mais à lesdéplacer, que l’auteur cherche les forces de soulèvements, en substituant à la logique du tout ou rien, celle du malgré tout.

Une anthropologie poétique

Par petites touches, dans la deuxième moitié du livre, les contours de la « méthode » ici proposée se précisent, en s’appuyant largement – mais pas uniquement – sur Walter Benjamin. Il s’agit de recourir à une forme d’anthropologie, qui explore les diverses couches présentes à la fois dans la langue, dans la psyché et dans l’histoire. Et ce y compris jusque dans leurs lapsus, absences et survivances, fantômes et refoulés. Il s’agit donc d’une remontée aux sources ou, plus précisément, d’une réactivation des sources occultées et vaincues, qui disputent à la langue, à la psyché et au temps une « tradition poético-historique » (p. 232-235). Une tradition où s’opèrent des montages différents des mots, des images et des temporalités… et d’où naissent les tempêtes.

Les affinités entre les poètes, les artistes, les historiens et révolutionnaires réunis dans ce livre apparaissent alors. Chacun a creusé dans son matériau (la langue, la psyché, l’histoire) – en le débordant souvent, en enchevêtrant les registres d’écritures, les arts et manières de faire – pour en dégager les chemins, pour en restituer le cri ou l’héritage, les visions et les éclats. C’est à ce titre et à ce niveau organique que l’on peut parler d’un travail politique ; travail qui ne renvoie donc pas à une affiliation à un parti ou à une idéologie, mais bien à une prise de position dans et par la forme elle-même ; une prise de position dans la manière dont les images produites fonctionnent.

En revenant sur l’amitié et la collaboration de Brecht et de Benjamin, Georges Didi-Huberman reprend à son compte leur ambition de faire fonctionner les images « psychiquement et socialement, comme des opérateurs de resubjectivation » (p. 519). Cela suppose et de produire de libres images et de se constituer en libres producteurs de ces images. Or, cela ne peut se faire qu’en adoptant un regard politique, qui confronte l’image, non seulement à l’espace politique où elle s’insère, mais aussi aux désirs – « prendre au sérieux ses désirs libertaires et érotiques » écrivait Walter Benjamin en 1934 à propos du surréalisme français – dont elle est chargée, et à l’histoire qu’elle porte. Aux autres médiums (dont au premier chef, l’écriture) enfin.

La référence à Benjamin est pertinente et stimulante. Mais elle ne doit pas pour autant faire l’économie des ambiguïtés et des difficultés de la position qu’il défendait de l’écrivain comme producteur. Car il ne s’agit pas seulement pour lui de passer les barrières entre l’écrit et l’image, mais aussi de faire fonctionner les écrits et les images contre l’appareil de production culturel, en modifiant leurs fonctions et leur positionnement dans la division du travail et l’espace public. À cette condition, il sera alors possible de parler de producteurs et d’images « libres ». C’est, en fin de compte, appeler à une double dynamique de (re)politisation et de (re)subjectivation ; double dynamique dont Georges Didi-Huberman met en avant l’expérience dans la puissance poétique de Henri Michaux et de quelques autres. Une poésie qui irrigue tout le long cet essai.


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