Michel Lequenne, Contre-révolution dans la révolution. Du communisme au stalinisme

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SOURCE : Dissidences

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque (avec l’amicale complicité de Christian Beuvain)

Décédé à 99 ans le 13 février 2020, Michel Lequenne, militant trotskyste historique a adhéré en pleine Seconde Guerre mondiale, et traversé un demi-siècle de l’histoire du mouvement français et international, tout en exerçant sa soif de savoir et d’écriture sur des sujets variés, l’art ou Christophe Colomb, pour ne citer que les deux les plus emblématiques1. Après ses mémoires sous la forme du Catalogue (Syllepse), et le tome 1 de ses Grandes dames de la littérature (chez le même éditeur)2, il est parvenu à faire publier en 2018 un travail qui lui tenait particulièrement à cœur, une analyse détaillée de la révolution russe et de son devenir.

Néanmoins, il faut d’emblée noter deux soucis majeurs. D’abord, le principe de ne pas référencer avec précision les données chiffrées ou les citations faites dans le corps du texte, ce que ne remplace pas la bibliographie figurant à chaque fin de chapitre. Ensuite, de mettre à contribution une bibliographie très datée, surtout centrée sur des ouvrages publiés des années 1960 aux années 1980 (parmi les quelques exceptions, figure le Staline de Jean-Jacques Marie ou Le Siècle soviétique de Moshe Lewin). Quelques auteurs sont particulièrement privilégiés, ainsi de Victor Serge, d’autres ignorés (Marc Ferro ou Orlando Figes, par exemple, pour ne rien dire de toute la jeune génération française qui appréhendent le phénomène bolchevique par l’histoire sociale ou l’histoire culturelle du politique : Emilia Koustova, Sophie Coeuré, Valérie Pozner, Taline Ter Minassian, Eric Aunoble, Thomas Chopard, Alexandre Sumpf, etc.). Ce qui offre la désagréable impression que l’exposé de Michel Lequenne, surtout concentré sur l’histoire politique3, aurait pu être écrit pour l’essentiel il y a quarante ans. L’accent est mis sur la révolution prolétarienne d’octobre 1917, négligeant la pluralité des phénomènes révolutionnaires, et sur les bolcheviques, les autres courants étant dévalorisés, y compris les anarchistes et le mouvement de Makhno. De même, l’insurrection de Cronstadt est analysée comme combinaison d’un complot blanc au sommet, et mécontentement de recrues d’origine paysanne à la base, en s’appuyant surtout sur Paul Avrich (le livre plus récent de Jean-Jacques Marie n’est curieusement pas utilisé). On est ici aux antipodes des analyses « révisionnistes » d’Olivier Besancenot et Michael Löwy dansAffinités révolutionnaires4. Rien n’est dit non plus sur le changement de position de Lénine en septembre 1917 ou sur les comités d’usines, tandis que la guerre civile est racontée sous le seul angle des opérations militaires, et que les exécutions de la Tchéka (dont l’autonomie croissante est clairement dénoncée) sont relativisées en utilisant uniquement les données fournies par Victor Serge dans L’An I de la révolution russe (une seule condamnation à mort avant le déclenchement de la terreur rouge début septembre 1918 ?).

Un des fils rouges du livre, c’est l’opposition entre Trotsky, dont l’éloge parfois surprenant (L’Internationale communiste après Lénine est mis en exergue comme ensemble de textes génial et prophétique) s’accompagne de quelques critiques, et Staline, ce « corps étranger dans le bolchevisme » (p. 221, reprenant une formule de Bajanov, l’ancien secrétaire du dit Staline5), qui aurait donc appliqué un projet à compter de 1929 aux antipodes de celui caressé par Lénine au crépuscule de sa vie (« Mieux vaut moins mais mieux »).

Contre-révolution dans la révolution se situe ainsi clairement et pleinement dans la filiation trotskyste, celle d’une histoire militante, souhaitant séparer la tentative communiste de sa trahison stalinienne, utilisant la grille de lecture de Thermidor et du bonapartisme, la contre-révolution étant achevée en 1940, année de l’assassinat de Trotsky. En conclusion, Michel Lequenne aborde la question de la nature des États dits « communistes », l’URSS étant selon lui devenu avec Staline un collectivisme bureaucratique géré par une classe nouvelle mais instable – tandis que la Chine connaît une « gigantesque NEP, ultra-boukharinienne » (p. 351 ), – avant d’appeler à la nécessité d’une Ve Internationale….

Lors d’un échange entre Christian Beuvain et Michel Lequenne, dans Dissidences-BLEMR, entre 2001 et 20026, face au plaidoyer du premier – exigence partagée par notre collectif dans son ensemble – pour une histoire scientifique des mouvements révolutionnaires, problématisée et conceptualisée, à l’écart des pressions militantes, une histoire des possibles ancrée dans « l’art du questionnement » (G. Noiriel), sensible aux controverses mais éloignée des polémiques, le second tenait bon la barre d’une histoire basée sur le matérialisme historique, uniquement, dont les bornes intangibles faisaient obstacle aux progrès et aux nouvelles tendances de la recherche, tenus pour peu ou pas pertinents. Presque vingt ans plus tard, cet ouvrage prouve que Michel Lequenne était resté, contre vents et marées, sur la même ligne.

1Pour un panorama plus complet de sa vie et ses œuvres, je me permets de renvoyer à la notice écrite pour leDictionnaire Maitron : https://maitron.fr/spip.php?article140297

2Lire la recension sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/5062

3L’échec de la vague révolutionnaire européenne, attribué principalement à la déficience de chefs révolutionnaires solides, ressemble fort au facteur subjectif mis en exergue dans le Programme de transition

4Voir la recension sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/5110

5Michel Lequenne avait-t-il oublié que le Bajanov en question est un transfuge bien connu des années trente, dont l’apport à la connaissance tient plus du sensationnalisme que de la vérité historique ?

6Christian Beuvain, « Construire un savoir historique et scientifique sur les mouvements révolutionnaires ou une histoire héroïque et révolutionnaire », Dissidences-BLEMR, n° 9, octobre 2001, p. 3-9 ; Michel Lequenne, « Histoire et idéologie », Dissidences-BLEMR, n° 10, février 2002, p. 2-6 ; Christian Beuvain, « De l’art du questionnement en général et du communisme en particulier », Dissidences-BLEMR, n° 11, p. 2-3.


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