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SOURCE : The Conversation
Machine à statistiques, Musée des arts et métiers, musée des sciences et des technologies, du Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris
Depuis le début de la pandémie de Covid-19, différentes questions se posent à propos de la mortalité qu’elle entraîne. Les hommes meurent-ils vraiment plus que les femmes ? La part des jeunes progresse-t-elle parmi les victimes ? De façon plus générale, comment le risque de mortalité varie-t-il selon le sexe et l’âge ? Ces variations se retrouvent-elles dans les différents pays ? La pandémie serait-elle moins meurtrière dans certains que dans d’autres ?
Les pays européens ont développé au cours du XXe siècle une statistique publique solide qui permet de suivre la mortalité et son évolution. En France, l’Insee et l’Inserm œuvrent à la production de ces statistiques indispensables pour suivre au long cours la situation sanitaire.
Mais elles peuvent difficilement répondre en temps réel aux questions soulevées par l’épidémie. La statistique publique est en effet l’héritière d’une tradition administrative dont les temps de production sont peu compatibles avec l’urgence, comme nous allons le voir ici en retraçant son histoire.
Des registres paroissiaux aux registres d’état civil
Le système statistique français s’est construit sur plusieurs siècles.
Il repose sur l’enregistrement des naissances et des décès généralisé il y a près de cinq siècles par l’édit de Villers-Cotterêts de François 1ᵉʳ (en 1539).
Celui-ci a rendu obligatoire la tenue dans chaque paroisse de registres des baptêmes et des sépultures tenus par le curé. Les intendants de Louis XV ont organisé la remontée des données paroissiales à Paris dans les années 1770.
La Révolution a institué les registres d’état civil en gardant le même principe d’enregistrement, transféré des paroisses aux mairies. Aujourd’hui, lorsqu’un décès survient, la famille doit le déclarer à la mairie dans les 24 heures. L’officier d’état civil le consigne dans le registre des décès.
Il doit aussi remplir un bulletin de décès fournissant différentes informations sur le défunt (sexe, âge, lieu de résidence, etc.), mais sans donnée médicale (figure 3) et le transmettre à l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), chargé d’exploiter ces bulletins.
Le décompte annuel des décès : un chiffrage très précis
L’Insee exploite donc les bulletins de décès et en tire en début d’année un décompte du total des décès de l’année précédente. Le 14 janvier 2020, par exemple, l’institut a annoncé 612 000 décès en France pour 2019. Même si les bulletins du mois de décembre manquent parfois à l’appel, l’estimation est précise à quelques centaines près, l’incertitude étant de l’ordre d’un pour mille. L’Insee publie quelques mois après, à l’automne, la distribution détaillée des décès par sexe, âge, département, etc., informations indispensables pour une étude précise de la mortalité.
En cours d’année, l’Insee publie chaque mois un décompte des décès du mois précédent. Il s’agit d’une extrapolation à partir des décès survenus dans les grandes villes ou les villes moyennes, dont les bulletins ont fait l’objet d’une transmission électronique au siège de l’Insee (88 % en 2019).
Les causes de décès : une statistique plus récente
L’intérêt de mieux connaître les causes de décès et d’établir des statistiques dans ce domaine n’est apparu que tardivement. De telles statistiques nécessitent de déterminer la cause de chaque décès, et de classer ensuite les décès par cause. À des fins de comparaison, il est nécessaire que tous les pays utilisent le même système de classement.
C’est en 1893 qu’un système de classement international des causes de décès voit le jour, à l’initiative du statisticien français Jacques Bertillon (1851-1922).
En France, l’information sur la cause du décès a été introduite dans le bulletin de décès en 1907 (figure 5). Elle était, à l’origine, remplie par l’officier d’état civil, au vu des déclarations du médecin traitant, du médecin d’état civil ou de la famille.
Elle était traitée comme les autres informations du bulletin par la Statistique générale de la France (SGF, créée en 1833, remplacée par l’Insee en 1946). La SGF a ainsi régulièrement publié annuellement la statistique des causes de décès par sexe et âge à partir de 1925.
La cause de décès est traitée à part depuis 1937
Secret médical oblige, le système a été modifié en 1937. L’information sur la cause du décès est dorénavant notée sur un certificat de décès (figure 6) distinct du bulletin de décès. Ce document confidentiel est rempli par le médecin certifiant le décès ; il est adressé de nos jours à un service qui ne dépend pas de l’Insee mais de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), chargé depuis 1968 d’établir la statistique des causes de décès.
Mais pour savoir finalement qui meurt de quoi (par exemple la répartition des causes par âge), il faut apparier in fine les deux bulletins, au terme d’un circuit complexe (figure 7). De ce fait, la statistique annuelle des causes de décès est publiée avec un certain délai, et les fichiers de données (dûment anonymisés) ne sont disponibles pour les utilisateurs extérieurs que deux à trois ans après.
Dans les deux systèmes, la remontée des informations se fait par étapes. Elle passe d’abord par un service régional (la Direction régionale de l’Insee pour les bulletins, l’Agence régionale de santé pour les certificats), qui doit remonter ensuite les informations au niveau national. Les délais sont allongés d’autant. Si le certificat médical est transmis sous forme papier, la cause du décès n’est disponible pour traitement que trois semaines à quatre mois après le décès (figure 7).
Les systèmes statistiques à l’épreuve de la canicule de 2003
La canicule d’août 2003 a entraîné en dix jours une surmortalité de près de 15 000 décès en France, principalement chez les personnes âgées. Mais le nombre des morts n’a été connu que bien longtemps après. Ce sont les professionnels placés en première ligne qui ont annoncé l’accroissement soudain des décès : les urgentistes, qui étaient débordés, et les Pompes funèbres, en rupture de stock de cercueils. Ce fut une révélation : la statistique publique n’était pas organisée à l’époque pour pouvoir surveiller en temps réel les épidémies ou les catastrophes.
Après la canicule, la statistique publique dut s’adapter pour fournir des chiffres à jour, sans attendre les bilans annuels ou mensuels. On décida de mettre en place ou d’accélérer le remplissage et la transmission des documents par la voie électronique.
Du côté de l’Insee, 88 % des bulletins de décès sont transmis par voie électronique par les mairies en 2019, mais en transitant toujours par la délégation régionale. En accélérant les procédures, comme c’est le cas face à l’épidémie de Covid-19, l’Insee est capable d’estimer le nombre journalier de décès dans chaque département au plus tôt 7 jours après. Du côté de l’Inserm, en revanche, seule une minorité de décès (18 % en 2020) sont certifiés électroniquement par les médecins (figure 8). Ce qui réduit la capacité du système à servir d’outil de surveillance immédiate.
Une mécanique peu adaptée pour l’information en temps réel
Le système statistique classique est donc bien en peine de fournir en temps réel des informations sur la mortalité, même quand il se mobilise comme pendant l’épidémie de Covid-19. D’où le recours à des sources ou des méthodes alternatives. Le Système d’information pour le suivi des victimes d’attentats et de situations sanitaires exceptionnelles (SI-VIC), mis en place à la suite des attentats de Paris de 2015, est devenu la principale source du décompte journalier des décès par Covid-19, communiqué chaque jour par les autorités de santé. Mais le chiffre est incomplet, puisque seuls les décès survenus à l’hôpital sont décomptés, et non ceux survenus à domicile ou en maison de retraite.
Le dernier bilan en date des lieux de décès, qui porte sur l’ensemble des décès de l’année 2018, indique qu’un peu plus de la moitié des personnes meurent à l’hôpital (53 %), près d’un quart à domicile (24 %), et une sur sept en maison de retraite (Ehpad)(13 %) (le reste mourant dans un lieu public ou un lieu non précisé dans le bulletin de décès).
Les morts par Covid-19 survenus en maison de retraite vont donc s’ajouter à ceux survenus à l’hôpital, mais dans quelle mesure ? D’après le bilan publié le 12 avril, leur nombre correspondrait à plus de la moitié de celui des morts hospitaliers. Mais ce bilan est annoncé comme étant encore partiel, et sur ce point encore, les autorités de santé vont devoir réformer les circuits de diagnostic et de transmission des informations.
Le système statistique se retrouve finalement soumis à deux injonctions contradictoires : informer de façon juste et complète, mais informer en temps réel. L’urgence et la statistique ne font pas bon ménage ! Pour autant, nous ne devons pas renoncer à construire une statistique d’urgence qui soit utile à la décision publique et à l’information des citoyens.
Cet article est publié à l’occasion de la mise en ligne par l’Institut national d’études démographiques d’un site sur la démographie des décès par Covid-19.