Voici la troisième et dernière partie d’un texte-formation de l’ARC sur l’écologie : il s’agit, pour finir, de présenter quelques perspectives stratégiques et programmatiques. Pour rappel, la première partie était consacrée à l’analyse de la crise écologique : en quoi consiste-t-elle et quelle est son ampleur ? qui en porte la principale responsabilité ? quelles inégalités engendre-t-elle ? La deuxième partie, quant à elle, s’employait à démontrer l’impossibilité du « capitalisme vert ».
1. Panorama des différents courants se réclamant de l’écologie
Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité dans le cadre de ce document, tant la variété des courants et sous-courants se réclamant de l’écologie est grande — particulièrement si l’on se place à l’échelle internationale —, il vaut sans doute la peine de présenter brièvement les courants suivants, en nous concentrant sur ceux que nous rencontrons plus particulièrement dans les mobilisations.
(Éco)socialisme / (éco)communisme
C’est notre projet. Nous le développerons plus longuement dans la partie suivante, mais contentons-nous pour l’instant de signaler que le terme « écosocialisme » suscite un débat au sein du NPA qui à notre sens n’a pas beaucoup d’intérêt. Ce terme a été popularisé entre autres par Michael Löwy. Le Secrétariat Unifié de la IVe Internationale ainsi que le NPA s’en sont réclamés bien avant que Mélenchon (dans le cadre du Parti de Gauche puis de la France Insoumise) ne se le réapproprie. Une partie du NPA (notamment issue de la “plateforme A” de la Conférence nationale de 2016) rejette ce terme dans la mesure où il ne ferait que dénaturer la notion de socialisme, laquelle inclurait déjà en elle-même les questions écologiques. En ce sens, selon elles/eux, l’usage du terme impliquerait une certaine perte de radicalité, renvoyant au mieux à la politique du Secrétariat Unifié et au pire à une ligne réformiste type France Insoumise.
Quant à nous, si nous parlons plus fréquemment de socialisme ou de communisme, un tel procès ne nous semble pas fondé et l’emploi du terme « écosocialiste » ne nous pose pas de problème. Il s’agit simplement d’un moyen commode pour signifier que la société socialiste que nous cherchons à construire permet de prendre en charge les défis écologiques auxquels le capitalisme est par nature incapable de faire face. Un tel rappel n’est parfois pas inutile, tant il est vrai que dans l’imaginaire collectif, les termes « socialisme » ou « communisme » sont encore souvent associés au productivisme soviétique. Ce qui compte, c’est en revanche ce que l’on met concrètement derrière l’appellation « écosocialisme» : les questions qui doivent se poser sont celles de la stratégie pour parvenir à l’écosocialisme et du programme éco-socialiste que l’on défend, et il existe effectivement des divergences importantes en ces matières.
Capitalisme vert / libéralisme vert
Ses partisan.e.s essaient de répondre aux problèmes écologiques via des mécanismes de marché et en monétisant la nature. Bien souvent, c’est le progrès technologique, lui-même permis et stimulé par la concurrence, qui apparaît alors comme la principale solution. Tout le précédent volet de ce texte-formation a été consacré expliquer et à réfuter la logique du « capitalisme vert » : nous n’avons pas besoin d’y revenir davantage. Dans le paysage politique français, l’écologie selon Macron et LREM en constitue l’incarnation chimiquement pure.
Écologisme ou écologie politique traditionnelle / écologie dans le cadre du marché
En règle générale, le mouvement politique écologiste traditionnel ne remet nullement en cause le capitalisme, et il prétend trouver des solutions au sein de ce système. Mais à la différence d’un capitalisme vert assumé, il insiste davantage sur la nécessité de mesures de régulation plutôt que sur l’extension du marché, et il cherche à faire pression sur les États et les institutions de l’extérieur ou de l’intérieur. Il s’agit dans une telle perspective de concilier social et environnemental en prônant un « développement durable » derrière lequel se cache en réalité une « croissance verte » : d’où, le plus souvent, un programme centré autour de politiques de relance et d’investissement qui en restent à la surface des choses et ne répondent en définitive ni à la crise économique que traverse le capitalisme, ni aux problèmes écologiques générés par le productivisme et la course aux profits. Au nom d’une telle écologie ont pu être mises en place des taxes socialement injustes comme la « taxe carbone », qui frappent plus durement les travailleurs les plus pauvres et creuse ainsi encore les inégalités. On peut classer dans cette catégorie la quasi-totalité des partis « verts », dont l’électorat est concentré dans les couches supérieures du salariat.
Il faut toutefois souligner l’hétérogénéité qui existe au sein de tels partis ou associations, en particulier entre leurs directions et toute une frange de leurs militant.e.s de terrain, lesquels peuvent souvent être nos allié.e.s dans les luttes locales. À l’inverse, leurs dirigeant.e.s sont très largement intégrés aux institutions bourgeoises et lorsqu’ils/elles sont amené.e.s à faire partie du gouvernement, ils/elles servent en dernière instance les intérêts de la classe dominante — malgré parfois certaines démissions, qui ne font qu’attester la contradiction qui existe entre leurs aspirations écologistes et leur soumission aux règles de la politique bourgeoise.
Écologie réformiste
En France, la France Insoumise incarne une écologie réformiste qui — au contraire de la majorité des partis verts — se maintient clairement dans l’opposition aux partis bourgeois au pouvoir. La FI a un programme keynésien de relance économique, tout en se revendiquant de l’écosocialisme. La « planification écologique » est au centre de sa propagande, mais celle-ci ne peut être qu’inconséquente dans la mesure où elle ne se donne pas les moyens de retirer le pouvoir économique des mains des capitalistes : aucune remise en cause radicale de la propriété privée des moyens de production ne figure au programme. Dans cette mesure, l’écosocialisme de Mélenchon est un slogan sans contenu.
En effet, on ne peut pas véritablement planifier sans exproprier les capitalistes. On retrouve là les contradictions réformistes. La « planification écologique » proposée par la France Insoumise est une planification partielle qui n’implique aucune sortie hors du cadre du capitalisme1 : il s’agit seulement d’orienter le capital via un « pôle public bancaire » qui financerait une transition écologique, dont un « pôle public de l’énergie » de l’énergie serait le fer de lance. Entendons-nous bien : un « pôle public » n’est pas un monopole, mais un ensemble d’entreprises publiques en concurrence avec le privé. Il ne s’agit pas pour l’État d’exproprier, mais nécessairement de rentrer dans le capital de certaines entreprises (en payant au prix fort). Et précisément, les marges de manœuvre sont très faibles, car un tel projet n’est pas articulé à l’expropriation de l’ensemble du secteur bancaire et financier. Dans ce cadre, c’est la fiscalité qui constitue la seule ressource possible pour financer la transition : comme si, sans remise en cause de leur pouvoir, les capitalistes allaient supporter une telle pression fiscale ! On en revient toujours au même point : d’une façon ou de l’autre, la planification exige toujours que le pouvoir économique soit arraché au main des capitalistes ! L’expropriation constitue un préalable que l’écosocialisme ne peut en aucun cas esquiver. Du reste, les courants réformistes évoquent aujourd’hui de plus en plus l’idée d’un Green New Deal, qui consisterait en un programme d’investissements « verts » financés par une ponction importante sur la plus-value capitaliste (impôts sur les sociétés par exemple). Même dans les pays impérialistes, les capitalistes ne peuvent plus supporter une telle ponction sans augmenter leurs prix et baisser les salaires, dans un contexte où les taux de profit sont relativement faibles et où la concurrence internationale s’est intensifiée. Même une application minimale de ce « Green New Deal » aurait un effet désastreux sur les conditions de vie des travailleurs-ses.
Décroissance
La décroissance est une nébuleuse politique qui s’oppose au mode de vie façonné par le capitalisme, qui promeut une « sobriété volontaire » pour sortir de l’aliénation consumériste, mais qui peine à définir une stratégie de rupture avec l’ordre capitaliste. Stratégie d’autant plus essentielle qu’une décroissance dans le cadre du capitalisme engendrerait une crise du système aux conséquences sociales désastreuses. Ses partisans remettent en cause l’idée que la croissance permet d’améliorer les conditions de vie et est compatible avec une politique écologique. Cela s’accompagne aussi d’une réflexion sur le fait de consommer et produire localement et sur le concept d’autosuffisance. Il s’agit d’un mouvement très diversifié et hétérogène. Il pose certes une vraie question : celle de la production matérielle qu’il faudra diminuer, au moins dans certains secteurs conséquents, dans la perspective de construire une société durable et vivable. Reste que la plupart du temps, la question stratégique n’est pas abordée, si ce n’est dans l’injonction individuelle (ou au mieux à l’échelle de petites communautés autonomes) à expérimenter et à essayer de changer son mode de vie et de consommation dès à présent. Une telle perspective esquive la question de la prise du pouvoir, condition pourtant nécessaire à toute remise en cause significative de la marche productiviste du monde.
Écologie profonde
La page Wikipédia en propose la caractérisation suivante : « L’écologie profonde est une philosophie écologiste contemporaine qui se caractérise par la défense de la valeur intrinsèque des êtres vivants, c’est-à-dire une valeur indépendante de leur utilité pour les êtres humains. Elle attribue plus de valeur aux espèces et aux différents écosystèmes que ne le font les mouvements écologiques classiques, ce qui entraîne le développement d’une éthique environnementale. Tandis que l’écologie classique, bien que développant de nouvelles alternatives, pose toujours la satisfaction des besoins humains comme finalité (anthropocentrisme) et attribue au reste du vivant le statut de « ressource », l’écologie profonde réinscrit les finalités humaines dans une perspective plus large, celle du vivant (biocentrisme) afin de prendre en compte les besoins de l’ensemble de la biosphère, notamment des espèces avec lesquelles la lignée humaine co-évolue depuis des milliers d’années. »
La collapsologie
Ce courant semble avoir le vent en poupe, notamment aux États-Unis, mais aussi en France. Il est important de connaître ses points de vue et de savoir les combattre. Aux USA, on peut citer la figure marquante de Jared Diamond, dont certains ouvrages à très grande diffusion (« Collapse », « Upheaval », « The World until Yesterday »…) ont eu aussi des retombées internationales, notamment en France. Ici, Pablo Servigne, avec notamment ses compères Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, publie des ouvrages et présente des conférences qui attirent une large audience.
D’un côté, la collapsologie a le mérite de nous interpeller et de nous forcer à revoir notre logiciel pour ce qui est de l’intégration de l’écologie dans une stratégie de changement social. Un des points forts de cette analyse est le fait qu’elle vise à intégrer l’ensemble des méfaits du système pour comprendre la logique d’effondrement dans laquelle il est pris. Pour aller vite, la question du réchauffement climatique n’y est pas prise séparément, mais en lien avec d’autres problèmes, environnementaux et sociaux : la fuite en avant dans les bulles financières, la tendance à l’épuisement des métaux rares, le productivisme agricole, etc. L’intégration des conséquences logiques du capitalisme et du productivisme au sein de l’analyse, en elle-même, est indispensable pour avoir une vision assez lucide de là où nous allons dans le cadre social actuel. Mais on peut voir deux problèmes majeurs dans les positions défendues par ce courant.
Le premier est son absence complète d’analyse des classes sociales et de leurs logiques antagoniques. En conséquence, on laisse croire que l’auto-effondrement programmé du capitalisme (un terme très rarement employé) rendrait obsolète le problème de la division de la société en classes. Mais le capitalisme peut-il s’effondrer de lui-même ? L’expérience du fascisme a montré que la bourgeoisie est prête à employer tous les moyens (étatisation partielle de l’économie), même les plus barbares (guerres, extermination…), pour le maintenir et donc se maintenir en tant que classe dominante — y compris dans une situation où le capitalisme aurait temporairement épuisé ses possibilités de développement. Et si effondrement du système économique il y avait (au plan financier et productif), cela laisserait les classes sociales existantes aujourd’hui dans des positions diamétralement opposées, en sorte qu’on peut parier sur le fait que les exploiteurs/euses d’aujourd’hui sauraint tirer profit de la détresse des exploité.e.s pour maintenir leurs privilèges : la lutte des classes, prenant de nouvelles formes, ne s’arrêterait certainement pas, et le problème de la société à construire resterait entièrement devant nous.
Le second problème majeur que pose le courant de la collapsologie est qu’il est par nature défaitiste ; il se fonde largement sur l’idée que « tout est déjà joué » et que la seule chose que les êtres humains (puisqu’il n’y a pas lieu de diviser entre eux) peuvent faire à ce stade, c’est de cultiver la résilience et l’entre-soi dans des communautés au plan local, pour faire « autrement » et y apprendre la sobriété. C’est le repli localiste qui domine dans les préceptes de la « collapsosophie », pendant pratique à la théorie des collapsologues. Or, il est impossible de dire aujourd’hui que « tout est déjà foutu » : en matière de dérèglement climatique, en particulier, on sait qu’il existe un – voire des – point(s) de basculement vers un réchauffement incontrôlable, mais il est impossible de dire s’il est déjà trop tard pour éviter la catastrophe. Nous ne pourrons savoir qu’après coup si un tel « tipping point » a été franchi. Ce qui est sûr, c’est que plus le temps passe alors que s’aggrave la gabegie productiviste du capital, plus la catastrophe climatique est proche et certaine. Mais faire croire que tout est déjà perdu démobilise alors qu’il faut au contraire – plus que jamais – mobiliser. Vu l’urgence de la situation, cette démobilisation nous apparaît comme une grave faute politique.
Paradoxalement, une telle théorisation de l’effondrement programmé a pourtant pu donner lieu à la naissance de mouvements activistes comme Extinction Rebellion, dont l’idéologie est directement influencée par les collapsologues.
Écoféminisme
L’émergence du terme « écoféminisme » remonte aux années 1970. Ce courant, à la fois philosophique et éthique, est apparu pour permettre la jonction entre le féminisme et l’écologie. Cela dit, sa délimitation n’est pas tout à fait évidente : il a existé et il existe des mouvements pour la défense de l’environnement animés par des femmes, au moins majoritairement, et qui ne sont généralement pas considérés comme écoféministes ; c’est le cas de bien des luttes situées sur le terrain de la justice environnementale, où des femmes noires ou amérindiennes, de milieux populaires et ne se considérant pas elles-mêmes comme écologistes ou féministes, ont mené des batailles parfois acharnées contre les dégâts causés à la santé, notamment par des émanations industrielles toxiques — par exemple aux Etats-Unis.
L’écoféminisme s’est développé surtout à partir des années 1980, en Europe (Royaume-Uni, Italie, Allemagne) mais surtout aux USA, à partir de l’élection de Reagan. Dans ce pays, la lutte contre les menaces de guerre nucléaire, considérablement aggravées par la politique de la présidence et du Pentagone, ont permis une large éclosion des conceptions et luttes écoféministes. Il s’y trouve des sensibilités assez différentes mais globalement convergentes sur plusieurs points. En particulier, ses initiatrices cherchaient à faire le lien entre l’exploitation des ressources naturelles et l’exploitation subies par les femmes, et rejetaient clairement la dichotomie nature/culture qui sous-tend la conception dominante et patriarcale de la notion de progrès.
Parmi ses diverses sensibilités, voire sous-courants, relevons la présence :
- d’un écoféminisme spiritualiste – la militante écoféministe Starhawk est ainsi une théoricienne du néopaganisme ;
- d’un écoféminisme éthique, fondé sur l’idée d’une nouvelle éthique environnementale, du care, du droit de la nature, des animaux, etc. ;
- d’un écoféminisme proche de l’écologie profonde, pouvant être liée, notamment, à l’idée d’un paradis perdu, ou encore à l’hypothèse Gaïa défendue par James Lovelock, etc. ;
- d’un écoféminisme matérialiste, dont la sociologue, écrivaine et militante marxiste et féministe allemande Maria Mies est l’une des représentantes ;
- d’un écoféminisme de la résistance, dont l’une des figures les plus marquantes est l’écrivaine et militante indienne Vandana Shiva, qui a su élaborer des orientations faisant converger dans la pratique la lutte concrète des femmes et la défense de l’environnement. En Inde, dès les années 1970, le mouvement Chipko a en effet construit une lutte acharnée de femmes paysannes contre la déforestation à des fins industrielles.
On peut penser que c’est (notamment ?) avec ces deux dernières sensibilités écoféministes – matérialiste et de la résistance – que les écosocialistes trouveront le plus d’axes communs dans les luttes. L’ouvrage commun de Maria Mies et Vandana Shiva, Écoféminisme (publié initialement en 1993), se situe ainsi dans une claire perspective altermondialiste, et jette les bases d’un nouvel internationalisme fondé à la fois sur le féminisme et l’écologie, en partant de la nécessaire résistance à la violence de la mondialisation néolibérale.
2. Marxisme, socialisme et écologie
John Bellamy Foster défend dans Marx écologiste la thèse selon laquelle Marx était loin d’être aveugle à l’écologie. Au sujet de l’agriculture capitaliste, Marx expliquait ainsi que l’industrie et l’agriculture à grande échelle se combinent pour appauvrir les sols et les travailleurs. Il en concluait la nécessité de restituer au sol ses nutriments, ce qui l’aurait conduit à l’idée de durabilité écologique. « En soulignant la nécessité de préserver la terre pour “les générations suivantes”, Marx saisissait l’essence de l’idée contemporaine de développement durable »2.
Cela étant dit, Marx, Engels et les bolcheviks n’ont pas (et ne pouvaient pas à leur époque respective) pris la mesure de la crise écologique actuellement en cours, et il semble normal d’actualiser leurs théories à la lumière de ce que nous savons maintenant. Le marxisme et le projet socialiste classique nécessitent donc bel et bien une certaine mise à jour. Daniel Tanuro parle à ce sujet d’un « aggiornamento » en trois points. Nous partageons sans réserve les deux premiers, tandis que le troisième mérite d’être discuté :
- « La technologie. Lénine disait que “le socialisme c’est les soviets plus l’électricité”. Il est clair aujourd’hui que cette définition est insuffisante. Comment l’électricité sera-t-elle produite ? Par le charbon, le pétrole, le gaz naturel, l’énergie nucléaire ? Un socialisme digne de ce nom exige une électricité produite uniquement par des sources d’énergie renouvelables et utilisée avec le maximum d’efficience. En d’autres termes, la “crise écologique” nous amène à conclure que les technologies ne sont pas neutres. »
- « Les limites. Engels exaltait le “développement illimité des forces productives” qui deviendrait possible, selon lui, une fois l’humanité débarrassée des “entraves capitalistes”. On peut débattre de l’interprétation exacte de cette phrase, de l’importance qu’Engels donnait aux forces productives non matérielles telles que la connaissance, etc. Mais une chose est claire : le projet socialiste est encombré de ce que Daniel Bensaïd appelait des “scories productivistes”. Éliminons-les. Nous luttons pour un socialisme qui respecte les limites des ressources, les rythmes et les modes de fonctionnement des écosystèmes ainsi que des grands cycles naturels. Un socialisme qui applique le principe de précaution et renonce à la “domination de la nature”. »
- « La décentralisation [ndlr: nous parlerions plutôt d’importance du local]. Marx avait dit de la Commune de Paris qu’elle était “la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail”. Sur la base de cette expérience révolutionnaire, il abandonna des conceptions plus centralisatrices, se prononça pour une fédération de communes comme alternative à l’État et se mit à étudier les formes communales des sociétés précapitalistes. Une réelle démocratie des producteurs associés n’est en effet pas envisageable sans la destruction de l’Etat et son remplacement par une fédération de structures d’auto-organisation décentralisées, qui se coordonnent. La transition énergétique nécessaire nous encourage à opter de façon beaucoup plus hardie pour cette conception, car les renouvelables impliquent une décentralisation poussée, qui facilité la gestion par les communautés ou sous leur contrôle. Nous pouvons donc compléter la formule de Marx : “la commune est la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail et de la soutenabilité écologique” (dans le vrai sens du terme). »3
Au sujet du troisième point, nous retenons du raisonnement de Tanuro l’importance de penser les circuits de production à une échelle locale, pour des raisons écologiques aussi bien que démocratiques. Tanuro nous parait cependant ici trop définitif en tranchant le débat sur le communisme fédéraliste, sans suffisamment prendre en compte la part de centralisation qu’exige, à certains niveaux au moins, une planification efficace à l’échelle d’un pays, d’un continent voire du monde entier.
3. L’écosocialisme, tout un programme !
Le projet écosocialiste
L’(éco)socialisme permettrait de planifier la production en fonction des besoins réels de la population et produirait pour la valeur d’usage et non plus pour la valeur d’échange. Cette planification serait rendue possible par la socialisation des moyens de production et la fin de la logique de concurrence et de profit.
Cela passerait inévitablement par une démocratie directe et une relocalisation de la production, permise par le contrôle des moyens de production par les travailleurs.ses. Cette relocalisation de la production permettrait ainsi de répondre à de nombreuses contraintes imposées par l’écologie, mais aussi une véritable démocratie des producteurs/trices et l’autogestion de l’usine par les travailleurs/ses. Nous n’avons pas pour autant une conception totalement fédéraliste, et il faudra se donner les moyens de planifier certains secteurs de la production à une plus grande échelle.
De plus, tout comme il faut briser et transformer l’appareil d’État pour en reconstruire un, l’écosocialisme nous invite à briser et/ou transformer radicalement l’appareil productif, qui nous sera légué tel qu’il a été organisé par le capitalisme : le socialisme implique ainsi, tout particulièrement, la refonte complète des secteurs de l’énergie, l’agriculture, les transports. Ajoutons que toute une série de secteurs sont par nature, à un niveau ou un autre, liés au système capitaliste et à ses mécanismes : l’impérialisme et le militarisme dans le cas de l’armement ; le secteur du jeu d’argent et des casinos ; le commerce et la vente liés à la domination marchande (publicité, marketing, télémarketing…) ; le secteur financier organisé autour la nécessité de faire circuler l’argent et la propriété capitaliste (banques, institutions financières diverses, et toute cette faune de conseils aux particuliers en matière de finances, d’optimisation fiscale, etc.) Tous ces secteurs, et sans doute d’autres, relèvent de ce que Marx appelait « les faux frais de la production capitaliste » et ne peuvent que disparaître avec le renversement de ce mode de production : ils sont destructeurs de la communauté humaine et/ou de l’environnement, et doivent être dissous à ce titre.
On l’aura compris : l’écosocialisme renvoie à un changement plus profond que la seule collectivisation des moyens de production ; c’est un changement de modèle de civilisation qui est nécessaire, lequel transformera aussi, indissociablement, notre rapport à la consommation, à la démocratie, à notre travail et à nos vies quotidiennes. Daniel Tanuro définit ainsi l’écosocialisme : « Un écosocialiste se différencie d’un écologiste en ceci qu’il analyse la “crise écologique” non comme une crise du rapport entre l’humanité en général et la nature mais comme une crise du rapport entre un mode de production historiquement déterminé et son environnement, donc en dernière instance comme une manifestation de la crise du mode de production lui-même. Autrement dit, pour un écosocialiste, la crise écologique est en fait une manifestation de la crise du capitalisme (en n’oubliant pas la crise spécifique des sociétés dites “socialistes” qui ont singé le productivisme capitaliste). Il en résulte que, dans son combat pour l’environnement, un écosocialiste proposera toujours des revendications qui font le lien avec la question sociale, avec la lutte des exploités et des opprimés pour une redistribution des richesses, pour l’emploi, etc. Par ailleurs, l’écosocialiste se différencie du socialiste “de base”, comme vous dites, en ceci que, pour lui, le seul anticapitalisme qui vaille désormais est celui qui prend en compte les limites naturelles ainsi que les contraintes de fonctionnement des écosystèmes. Cela a de nombreuses implications : rupture avec le productivisme et le consumérisme, bien sûr, dans la perspective d’une société où, les besoins de base étant satisfaits, le temps libre et les relations sociales constituent la véritable richesse. Mais aussi contestation des technologies ainsi que des productions nuisibles, couplée à l’exigence de reconversion des travailleurs. La décentralisation maximale de la production et de la distribution, dans le cadre d’une économie démocratiquement planifiée, est une autre insistance des écosocialistes. […] Contrairement au “socialiste de base”, et même si c’est difficile, l’écosocialiste, parce qu’il est conscient de l’urgence, tâche d’introduire toutes ces questions dans les luttes des exploités et des opprimés, plutôt que de les renvoyer aux lendemains qui chantent. »4
Pour un véritable programme (éco)socialiste
Esquissons un ensemble de mesures que le NPA doit mettre en avant dans un programme transitoire écosocialiste, c’est-à-dire dans la perspective d’une transition sociale en même temps qu’écologique. Ces mesures partent des besoins et aspirations actuels des travailleurs/ses ; elles répondent à leurs revendications les plus immédiates — mais en tant que leur pleine réalisation contredit radicalement les intérêts capitalistes et sape les fondements d’un tel mode de production, il s’agit toujours d’inscrire ces revendications dans la perspective de la prise du pouvoir et de la mise en place d’un gouvernement des travailleurs/ses : seul un tel gouvernement capable peut porter jusqu’au bout ces mesures qui résonnent avec la conscience actuelle de notre classe.
- Baisse du temps de travail sans flexibilité ni intensification du travail, afin de travailler toutes et tous, moins longtemps, moins durement, autrement, pour ne pas perdre sa vie à la gagner.
- Refus de la société de consommation aliénante : mise au premier plan des notions de déconsommation (au sens que nous avons expliqué dans le deuxième article de cette série) et popularisation d’alternatives et d’expérimentations de nouveaux modes de vie et de consommation.
- Développement des services publics : réquisition des logements vides, création de logements socialisés pour pouvoir habiter facilement près des lieux de travail, gratuité des premiers kWh d’électricité et m3 d’eau indispensables, gratuité des transports en commun gérés par un service public unifié. Ajoutons que de nombreux services publics à développer massivement (par exemple la santé ou l’éducation) sont peu polluants et peu émetteurs de gaz à effet de serre, alors que bien des secteurs productifs marchands, à éliminer dans une société écosocialiste, pourrissent aujourd’hui l’environnement et la planète.
- Économies massives d’énergies et diminution de certaines productions : le scénario Négawatt dessine un exemple possible de forte réduction de nos besoins en énergie. Cette réduction implique notamment : la fin du chauffage électrique, la rénovation et l’isolation thermiques ; la fin de l’obsolescence programmée et la mise en place d’un service public de la réparation, du recyclage des déchets et des consignes ; l’interdiction des emballages plastiques ; arrêt de secteurs entiers de la production, au premier rang desquels la publicité et l’industrie du luxe, nuisibles socialement et nocifs pour l’environnement.
- Ni nucléaire ni effet de serre, un plan qui combine la sortie urgente du nucléaire, la sortie des énergies fossiles, et l’acheminement vers le 100% d’énergies renouvelables : développement de l’énergie solaire thermique / photovoltaïque, de la géothermie, de l’éolien, de l’hydraulique, de la biomasse… En France, le potentiel de production électrique par des énergies renouvelables représente trois fois la demande d’électricité. Corollairement, revendiquons l’abolition de la propriété intellectuelle (système des brevets), pour le partage de toute bonne solution technique au niveau mondial.
- Développement des transports en commun et réduction massive des transports privés : diminuer l’usage de la voiture implique l’instauration des transports en commun publics gratuits, en ville et dans les régions rurales ; la lutte contre la désertification accélérée des territoires ; la suppression des regroupements concentrés d’activités en dehors des villes, au bénéfice d’un rapprochement les lieux de production et de consommation. La (re)localisation des productions doit permettre de réduire le transport de marchandises qui repose sur le tout-camion, la déréglementation du transport en particulier maritime : suppression du juste-à-temps et de ses stocks roulants et développement du ferroutage.
- Développement d’une agriculture agro-écologique qui lutte contre le réchauffement climatique : expropriation sans indemnisation et le démantèlement des groupes agro-industriels (Monsanto, Novartis, …) ; interdiction des intrants chimiques (engrais, pesticides, herbicides, fongicides…) en agriculture, sources très importantes d’émission de gaz à effet de serre, et reconversion de l’agriculture en bio.
- Reprendre en main, planifier, décider et contrôler démocratiquement l’économie : expropriation sans indemnité ni rachat des groupes capitalistes dont ceux du système bancaire, financier et de l’énergie ; création d’un service public de l’énergie décentralisé sous le contrôle des travailleurs et usagers ; création d’un monopole public du crédit ou de « caisses d’investissement » gérées par les travailleurs/ses, permettant de décider et de contrôler les investissements, d’en finir avec les projets inutiles et destructeurs.
4. L’écologie face aux questions stratégiques
Grève des producteurs/trices ou responsabilisation des consommateurs/trices ?
Esquissons maintenant les grands débats stratégiques dans lesquels une perspective (éco)socialiste cohérente se trouve nécessairement engagée. Pour résumer et simplifier, le socialisme s’en prend aux rapports de production, là où l’écologie politique traditionnelle ou l’écologie de marché ne s’en prend qu’aux seuls rapports de consommation. D’où la fameuse question : faut-il s’en prendre aux rapports de production, aux rapports de consommation, ou aux deux ? Il existe un débat sous-jacent, récurrent, qui consiste à demander si le changement doit advenir depuis la sphère du travail ou depuis la sphère de la consommation (en d’autres termes, au niveau de la production de la valeur ou de la réalisation de la valeur). De façon très schématique, le débat stratégique oppose traditionnement d’un côté la perspective de la grève générale insurrectionnelle — qui assume la question de la prise de pouvoir pour changer le mode de production — à la stratégie de la contagion culturelle — qui promeut le changement progressif du mode de consommation de la population, lequel jouera en retour sur la production elle-même.
En tant que marxistes, nous estimons bien sûr qu’il faut influer prioritairement sur la sphère du travail. Pour le dire de façon très générale, le capitalisme est un rapport social dont le cœur se situe dans la production (exploitation de la force de travail pour la production de valeurs d’échange). Certes, il n’y a pas de production sans consommation ; mais la consommation est dépendante de la production. D’une part, les quantités consommées par les ménages sont dépendantes des revenus (salaires, revenus de transfert) distribués à partir de la production. D’autre part, les marchandises et services consommés dépendent de l’organisation du travail dans la sphère productive et reproductive. Par exemple, beaucoup de prolétaires sont aujourd’hui obligée.e.s d’avoir d’un téléphone portable avec forfait pour pouvoir travailler, postuler, etc. Mais les revenus dont ils disposent ne leur permettent pas de se procurer un téléphone « éco-responsable », dans la mesure où la production n’est pas suffisamment rentable pour que les capitalistes puissent le proposer à un prix concurrentiel. Le mode de consommation est par conséquent façonné à partir des nécessités et des conditions de la production capitaliste en général (limiter les coûts du côté des capitalistes, chercher le plus bas prix du côté des travailleurs-ses/consommateur-ses), ce qui limite nécessairement la portée de la tactique du boycott.
De plus, contrairement au travail, la consommation est une pratique largement individuelle. Elle est organisée de manière à ce que les consommateurs/trices isolé.e.s confondent leur « liberté de choix » avec un pouvoir individuel. À l’inverse, le lieu de travail est un lieu social, parfois concentré, et où le rapport de force obtenu par une action coordonnée est potentiellement beaucoup plus important, où l’on peut se sentir plus fort.e.s, surtout lorsque cette force collective est permise par l’auto-organisation. La grève ouvre ainsi des possibilités plus vastes de contestation de la propriété privée et du contrôle capitaliste de la production.
C’est ce qui permet à la stratégie de la grève insurrectionnelle d’assumer la question du pouvoir en général. Même si par miracle un mouvement de consommateurs/trices très fort émergeait au niveau mondial, il pourrait éventuellement déstabiliser partiellement le capitalisme, mais il ne serait pas en mesure de reprendre le contrôle de l’économie pour imposer durablement d’autres rapports sociaux et environnementaux. Or, contrairement à ce qu’affirme John Holloway, il n’est pas possible « changer le monde sans prendre le pouvoir ». On ne peut se contenter de faire un pas de côté. On ne changera pas le monde et on ne résoudra pas la crise uniquement par une nouvelle politique consommation : il faut affronter de front le pouvoir des capitalistes, le contester dans la lutte collective pour faire enfin émerger de nouvelles institutions garantissant le pouvoir des travailleurs/ses sur ce qu’ils produisent — et donc sur ce qu’ils/elles consomment !
Cela étant dit, il ne s’agit en aucun cas de délaisser toute critique de la « société de consommation ». Notre discours doit au contraire lui donner toute sa place, c’est-à-dire qu’il doit reconnaître, expliquer et dénoncer l’aliénation qu’elle engendre. C’est ce que nous avons essayé d’esquisser dans notre brève analyse du consumérisme présentée dans l’article précédent, où nous écrivions notamment : « C’est tout à la fois l’illusion d’un épanouissement individuel dans la consommation illimitée de marchandises et l’organisation du travail dissimulée derrière ce monde de marchandises offertes à la consommation, qui doivent être critiquées par tout anti-consumérisme conséquent. Les deux aspects ne peuvent qu’être visés ensemble, dans la mesure où c’est déjà sur la dissociation du consommateur et du travailleur, sur la réduction de l’individu à son besoin de marchandises, que se construit le mirage consumériste et l’aliénation qu’il implique. »
Ainsi, du point de vue stratégique, nous devons clairement encourager l’expérimentation des contre-modèles écologiques et sociaux, sans les opposer artificiellement à la lutte dans le travail. Nous devons soutenir les ZAD et les communautés autogérées, notamment contre la répression de l’État. Pour nous, la grève générale insurrectionnelle est indispensable pour briser le pouvoir des capitalistes et remettre les moyens de production entre les mains des travailleurs/ses : mais cela n’est nullement contradictoire avec la nécessité d’intégrer certaines expériences préalables fondées sur la perspective de la contagion culturelle, et ce malgré les limites que nous identifions clairement dans la conception stratégique qui les fonde.
L’autonomie et l’affrontement avec l’État
Souvent, les courants dits « autonomes » s’appuient sur une stratégie qui se rapproche de celle de la contagion culturelle, en promouvant notamment la création de cadres alternatifs autogérés ; mais contrairement au simple écologisme, ils assument totalement le combat contre l’État et le pouvoir en place. Cela en fait des partenaires dans de nombreuses luttes, comme celles des ZAD.
Ceci n’empêche pas certains désaccords stratégiques, que nous ne pouvons ici qu’esquisser très brièvement. Lorsque nous mettons en avant la question de la grève du travail, l’autonomie met en avant le blocage des flux. Nous sommes aussi favorables au blocage des flux, qui ne peut que participer à la déstabilisation du pouvoir en place ; mais nous nous opposons frontalement à la thèse qui en général soutient une telle stratégie, à savoir la thèse d’une marginalisation du travail dans la reproduction des rapports sociaux capitalistes. On pourrait démontrer pourquoi le travail, même dans ses reconfigurations contemporaines, reste central : pour cette raison, la grève générale reste un outil indispensable dans le blocage que les autonomes appellent eux/elles-mêmes de leurs vœux. D’une part, la grève générale permet le tarissement de la production de plus-value, attaquant ainsi directement le profit qui est le moteur même du système capitaliste. D’autre part, de façon très pratique, la grève permet de dégager en dégager le temps nécessaires pour que les travailleurs/ses grévistes participent aux barrages, blocages, événements insurrectionnels que promeuvent les militant.e.s de l’autonomie.
Notre second désaccord porte une nouvelle fois sur la question du pouvoir : nous ne pouvons pas nous contenter de détruire le pouvoir des capitalistes pour que fleurissent partout de nouvelles façons de faire société ; nous pensons que seul un gouvernement des travailleurs/ses pourra mettre en œuvre un projet écosocialiste cohérent. Nous n’avons pas seulement besoin d’affronter le système actuel et l’État qui le défend : nous avons besoin d’un parti qui, dans la lutte, porte un programme pour la société à venir et propose une orientation stratégique pour la prise de pouvoir.
Un enjeu pour le parti révolutionnaire
Si nous ne croyons donc pas à la stratégie de la contagion culturelle, nous devons nous battre pour l’hégémonie culturelle de la classe ouvrière, seule à même de prendre en charge les questions écologiques et de proposer un nouveau modèle de vie durable et social.
Un parti révolutionnaire ne décidera pas du début de la révolution, mais il doit être capable, grâce à l’expérience accumulée par des années et des années de lutte, d’apporter des réponses aux questions que se poseront les travailleurs/ses, de les guider dans une expérience de prise du pouvoir et de proposer, pendant la durée du processus révolutionnaire, des politiques à mettre en œuvre. Un parti n’est pas utile uniquement pour la préparation et le déclenchement de la révolution, pas même uniquement pour la prise du pouvoir, mais aussi pour tout le processus qui s’engagera alors. Les questions écologiques et environnementales ne manqueront pas de se poser. Elles sont centrales et recouvrent des enjeux économiques, démocratiques, culturels, etc. C’est pour cela que nous devons dès maintenant assumer de prendre en charge ces questions dans les luttes, en les posant dans la perspective de l’anticapitalisme, en les intégrant à notre réflexion stratégique de prise du pouvoir, et en y apportant des réponses programmatiques. Il ne faut en aucun cas attendre le lendemain de la révolution pour s’intéresser à l’écologie !
5. La stratégie écosocialiste en pratique
Articuler lutte de classes et lutte écologiste
Notre rôle en tant que militant.e.s révolutionnaires est de chercher, sur tous les terrains, à faire le lien, dans les mobilisations, entre lutte sociale et lutte écologiste. Même si cela est souvent délicat, il s’agit de porter, là où nous pouvons intervenir, les exigences écologiques dans les luttes sociales – en particulier les luttes de notre classe – et les exigences sociales – notamment celles du monde du travail – au sein des mobilisations écologistes.
L’un des drames politiques de ces dernières décennies a été le passage assumé, avec armes et bagages, des directions des courants écologistes dominants (en Europe, mais pas seulement) vers un renoncement à toute remise en cause du capitalisme, y compris sous sa forme néolibérale. La trajectoire politique de partis comme Les Verts allemands ou comme Europe Ecologie Les Verts en France, ou d’une figure comme celle de Daniel Cohn-Bendit, est à ce titre particulièrement édifiante. Cette évolution a contribué à couper durablement le mouvement ouvrier de l’écologie, et à créer une situation pénible et complexe, qu’il nous appartient de tenter de corriger : d’un côté le souci des fins de mois, de l’autre le souci de la fin du monde ; d’un côté les préoccupations et luttes pour l’environnement — très largement répandues du côté des classes moyennes éduquées —, de l’autre les luttes pour les salaires et l’emploi — plus traditionnellement le fait des diverses couches du prolétariat… Notre rôle de révolutionnaires est de contribuer à changer cette situation.
Mais des signes très encourageants commencent à s’accumuler depuis peu. On pense en particulier aux récentes manifestations pour la défense du climat, ou encore à des occupations de centres commerciaux ou de lieux publics, où l’on a vu converger des Gilets jaunes avec des militant.e.s écologistes. Tout cela, dans le cadre plus large de la convergence des luttes, doit se développer et se multiplier, et notre rôle est de pousser en ce sens, partout où nous le pouvons. Nous devons aussi développer la prise en compte des questions environnementales par les syndicats dans lesquels nous militons.
Quelques exemples peuvent illustrer les problèmes que nous devons chercher à résoudre dans ce domaine, pour saisir les contradictions auxquelles nous sommes confronté.e.s, entre exigences économiques et sociales d’une part, exigences environnementales d’autre part. Sommes-nous pour ou contre la fermeture d’une usine de voitures ? Il s’agit là, au-delà des emplois directs et induits concernés, de la production de biens de consommation aujourd’hui indispensables pour un très grand nombre de personnes, mais qui polluent l’air et produisent des gaz à effet de serre. Sommes-nous partisans du maintien, ou au contraire de la fermeture, de centrales nucléaires, au moment où il est indispensable de passer très rapidement à une énergie sans carbone, et alors que des emplois, là aussi, sont en cause ? Dans les deux cas, notre réponse est qu’il est nécessaire de nationaliser les unités de production, sans indemnité ni rachat, et de les intégrer dans de vastes services publics, des transports dans le premier cas, et de l’énergie dans le second. C’est dans le cadre de ces ensembles publics qu’il est possible et nécessaire de reconvertir les industries, et les travailleurs/euses concerné.e.s. Il est nécessaire d’en finir à la fois avec les industries et technologies émettrices de gaz à effet de serre et avec le nucléaire — une technologie dangereuse et vieillissante — qui présente de plus des risques croissants du fait des phénomènes liés au réchauffement climatique (montée des mers et tempêtes en particulier).
Il est parfois difficile de faire converger les revendications économiques/sociales et environnementales dans les luttes. Seul l’anticapitalisme est en mesure de relier ces questions sans les opposer. Notre esquisse de programme transitoire témoigne bien du fait que de nombreuses revendications lient les deux : diminution du temps de travail, gratuité des transports, etc. Et dans le cadre de notre programme, nous ne devons pas hésiter à mettre en avant la perspective d’une planification autogérée et écologique à la fois, tenant compte aussi bien des besoins sociaux à satisfaire, que des exigences de respect de l’environnement. C’est dans la planification démocratique que réside la réponse à la crise écologique et au dérèglement économique qui remet en cause les uns après les autres tous les acquis sociaux. Mais cela suppose de mettre fin à la tyrannie du capital, en expropriant les capitalistes et en faisant en sorte que les travailleurs/euses s’emparent du pouvoir.
Quelle intervention écologiste pour les révolutionnaires ?
De manière générale, nous soutenons sans ambiguïté les ZAD en France et ailleurs, les luttes des peuples indigènes — des alliés très importants et souvent très mobilisés pour la préservation de l’environnement et le sauvetage du climat —, ou encore les luttes des femmes pour leur existence et leur environnement, en Amérique du sud, en Inde ou ailleurs. Nous participons aussi aux luttes locales là où nous le pouvons : contre les incinérateurs ; contre les risques santé au plan local ; contre l’amiante ; sur la question de l’eau ; pour développer un meilleur réseau de transports en commun ; contre des grands projets néfastes tels que NDDL, et plus généralement contre de nouveaux aéroports ; dans les luttes anti-nucléaire (par exemple contre le projet Cigeo à Bure dans la Meuse), et de manière générale contre l’enfouissement de déchets nucléaires sous terre. Sur ce point, nous rappelons que nous sommes partisans d’une sortie du nucléaire en 10 ans maximum. Là où ces mobilisations portent sur les dégâts causés directement par une entreprise en particulier, nous avançons la question de la levée du secret sur le processus productif et du contrôle ouvrier sur la production.
Dans l’immédiat, l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, le 26 septembre 2019, est un cas d’espèce qui montre à la fois :
- la dangerosité du capitalisme, avec son mépris pour le principe de précaution et pour la santé des populations, avec son lot de déréglementations en faveur des patrons et des multinationales ;
- la connivence de l’État et des autorités locales avec les coupables ;
- le choix délibéré des pouvoirs publics de cacher la réalité et la gravité des événements, au mépris de la santé de la population et des personnes exposées pendant l’incendie ;
- et la très large complaisance des médias dominants avec tous les coupables.
Face à cela, une lutte se mène dans la région, et un front très large s’est mis en place, regroupant notamment dans un collectif unitaire des syndicats ouvriers, un syndicat paysan, des avocats, les Gilets jaunes de Rouen, des partis politiques, des organisations écologistes, des associations locales, des regroupements d’habitant.e.s… L’objectif de ce collectif est, dès le début, de faire payer Lubrizol et de se battre pour la transparence et la vérité, notamment par une expertise indépendante. Cette lutte promet de s’inscrire dans le long terme, vu les faits et les enjeux, mais il est extrêmement positif qu’un tel cadre large permette la convergence de forces dont certaines s’ignoraient encore jusqu’à très récemment.
Enfin, sur le court et le moyen terme, une tâche prioritaire pour nous consiste à s’investir le plus massivement possible dans la lutte contre le changement climatique. Cette question est d’une actualité brûlante et d’une extrême importance. Des signes encourageants sont à noter : on voit que la jeunesse, en particulier, au niveau international et en France, s’en saisit de plus en plus massivement. Nous n’avons pas le droit de manquer le coche ! Nous devons contribuer à construire ce mouvement, à le massifier, à le faire converger avec d’autres forces, et à y défendre nos positions, celles d’un écosocialisme révolutionnaire.
Cette politique doit être mise au service de la constitution de notre parti en tant que pôle révolutionnaire sérieusement implanté dans le mouvement, force de propositions stratégiques et tactiques, en capacité de contester l’influence sur la jeunesse des directions d’organisations bureaucratiques (YouthForClimate par exemple) qui se nourrissent de la confusion existante et se protègent derrière des incantations abstraites à l’unité, à la non-violence, etc. Cela passe par exemple par l’organisation de réunions publiques avec ces organisations, permettant de clarifier les débats autour des perspectives du mouvement. Les déclarations d’Extinction Rébellion sur la lutte des classes et l’antiracisme suite à la « Lettre ouverte aux militant-e-s d’Extinction Rebellion » montre également qu’il est possible de percuter directement les éléments les plus radicaux de ce genre de mobilisation par la confrontation des tactiques et des héritages militants. Et il faut expliquer partout où nous le pouvons que nous sommes face à une alternative très grave : soit nous-mêmes et les générations à venir subiront une catastrophe climatique aux conséquences dramatiques et incalculables, soit nous pourrons l’éviter, mais cela n’implique rien de moins que le succès de la révolution mondiale. Le temps presse !
Sources et références
★ Quelques livres
- L’impossible capitalisme vert de Daniel Tanuro
- Ecosocialisme de Michael Lowy
- Pour sauver la planète, sortez du capitalisme et Comment les riches détruisent la planète de Hervé Kempf
- La nature est un champ de bataille de Razmig Keucheyan
- Marx écologiste de John Bellamy Foster
- Tout peut changer: capitalisme et changement climatique de Naomi Klein
- Une écologie décoloniale de Malcolm Ferdinant
- Un autre regard sur le climat d’Emma (BD)
★ Quelques articles et exposés militants
- « Écologie, capitalisme et révolution » (dossier d’articles de la Tendance Claire)
- « Face à l’urgence écologique : projet de société, programme et écologie » par Daniel Tanuro (retranscription d’un exposé aux RIJ 2015, en ligne sur Contretemps)
- « Crise écologique : pourquoi il faut renverser le capitalisme » par Julien Varlin (enregistrement d’un exposé aux “3 jours pour changer le monde” 2014)
- « Ecologie, productivisme, capitalisme et stratégie » par Sorel (notes d’un exposé aux “3 jours pour changer le monde” 2017)
★ Quatre pages
- Notre planète, nos vies, la vie valent plus que leurs profits (4 pages du NPA sur l’écologie)
- Un petit geste pour le climat: renverser le capitalisme (4 pages NPA Jeunes sur l’écologie)
- Libérer l’agriculture du capitalisme (NPA)
- Arrêt du nucléaire en moins de 10 ans, c’est possible ! (NPA)
★ Quelques sites utiles
- Commission “Ecologie” du NPA (articles et matériel militant)
- Observatoire du nucléaire
★ Texte-formation de l’ARC sur l’écologie
- Partie 1 : La crise écologique : responsabilités et inégalités
- Partie 2 : L’impossible capitalisme vert
- Partie 3 : (Eco)socialisme: programme et stratégie
1. Pour une critique plus complète du versant écologique du programme de la France Insoumise par les camarades de l’ancienne Tendance Claire, voir : https://tendanceclaire.org/article.php?id=1149
2. https://www.monde-diplomatique.fr/2018/06/BELLAMY_FOSTER/58734
3. https://www.contretemps.eu/face-a-lurgence-ecologique-projet-de-societe-programme-et-ecologie/
4. https://www.contretemps.eu/productivisme-coeur-capitalisme/