Gérer la pandémie : une affaire très politique

Article publié sur le site internet du NPA

Une des grandes difficultés de la situation, sur laquelle le gouvernement est totalement silencieux, est l’incertitude qui plane sur l’après-confinement. Car ce que permet le confinement, c’est un ralentissement de l’épidémie, et non pas sa suppression : au sortir du confinement, le virus circulera encore – et tant qu’il y aura une personne contaminée quelque part, les risques d’une nouvelle propagation rapide du virus existent, et cela jusqu’au moment où l’on disposera d’un vaccin. Ce n’est pas un hasard que Macron ne dise rien de tout cela : d’une part, le faire soulignerait la faillite et l’irresponsabilité de ce gouvernement qui n’a réagi ni assez tôt ni assez fortement, et d’autre part cela éclairerait d’une toute autre lumière l’ensemble des reculs sociaux et démocratiques qu’il est en train d’acter et de mettre en place. Revenons un peu plus sur ces différents aspects. En l’absence d’un vaccin, comment faire pour supprimer un virus qui apparaît ?

Les gouvernements ont réagi trop tard

La première solution, qui est de loin la meilleure, est de réagir très vite et très fortement dès son apparition, en empêchant sa propagation : ne trouvant plus d’hôte dans lequel survivre, il finit par disparaître. Il s’agit d’identifier et de contenir ces fameux « clusters » dont on a beaucoup parlé il y a quelques semaines, en les repérant et en retraçant méthodiquement les chemins de contamination pour isoler les personnes qui ont éventuellement été en contact avec des personnes porteuses du virus. L’enjeu est de briser les chaînes de contamination et d’éviter que l’épidémie grossisse de façon exponentielle et devienne in fine incontrôlable. Mais les autorités chinoises ont agi trop tardivement. Elles n’ont alerté la population des risques du virus que le 21 janvier. Or, entretemps, 7 millions d’habitantEs, dont des milliers étaient porteurEs du virus, ont effectué des déplacements dans d’autres zones de Chine ainsi que dans d’autres pays. Le confinement de Wuhan survenu le 23 janvier a été bien trop tardif1. Si la Chine avait agi ne serait-ce qu’une semaine plus tôt, elle aurait pu empêcher 66 % des cas sur son territoire, deux semaines plus tôt 86 % des cas et trois semaines plus tôt 95 % des cas2.

En France, le 29 février, alors que le gouvernement réunissait pour la première fois un Conseil exceptionnel des ministres sur le coronavirus, aucune mesure n’est prise pour enrayer l’épidémie, mais par contre… il dégaine le 49.3 pour faire passer la réforme des retraites. On peut imaginer le calcul dans leur tête : la population est préoccupée par le virus, elle sera bientôt confinée, c’est l’occasion ou jamais d’en finir avec la réforme… Alors que le premier confinement a eu lieu en Italie le 21 février et que les retours sur le caractère dramatique de leur situation se font de plus en nombreux, Olivier Véran, alors ministre de la Santé, déclare le 3 mars : « Nous ne sommes pas en épidémie, nous faisons face à une menace épidémique qui se rapproche et nous anticipons la situation3 » ; deux jours plus tard, Macron annonce que l’épidémie est inexorable4. Pourtant, voilà que le 7 mars Macron se rend au théâtre avec Brigitte Macron, déclarant : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie »5. Dans le même temps, le virus continue à circuler, de nombreux cas sont déclarés, le matériel de protection et médical est annoncé en pénurie actuelle ou à venir. Plutôt que de tout mettre en œuvre pour régler ces problèmes majeurs, c’est la politique du mensonge et du détournement des problèmes qui prévaut.

Plutôt que prendre les mesures nécessaires, Macron attaque nos droits sociaux et démocratiques

Ainsi, au lieu d’augmenter les capacités de test, l’ARS annonce lever l’obligation de test pour les cas suspects. Au lieu de réquisitionner des entreprises pour fabriquer le matériel médical (protection, respirateurs, médicaments), le gouvernement raconte des bobards : Olivier Véran nous explique par exemple courant mars que l’on a « assez de masques aujourd’hui pour permettre aux soignants d’être armés face à la maladie et de soigner les malades »6Encore pire, il sème les mensonges sur l’utilité des masques depuis le début de la crise, qui seront largement repris par les médias. Ainsi, le 26 janvier, Agnès Buzyn déclare « totalement inutile » le port du masque pour les non-contaminéEs7 et les différents représentants du gouvernement poursuivront sur cette lancée. Or, le masque est indispensable dans une maladie transmise essentiellement par gouttelettes, où le pic de contagiosité se situe durant la phase d’incubation, et où une part importante des contaminéEs ne développe peu ou pas de symptômes.

Le 12 mars, l’annonce de la fermeture des institutions d’éducation est enfin faite, Blanquer déclarant le matin même qu’une fermeture des écoles n’était pas envisagée. Le gouvernement l’annonce pour « 15 jours minimum », alors qu’il savait pertinemment que ce serait plus long. Pendant ce temps-là, le gouvernement appelle abstraitement à respecter les mesures de « distance sociale » et le 15 mars les élections municipales sont maintenues, 21 millions de personnes allant voter, sans compter la présence des assesseurEs et l’ensemble des personnes qui se sont réunies avant et après les élections8. Le lendemain, Macron nous annonce un confinement effectif à partir du jour suivant, sans prononcer une seule fois le mot. Les responsables de ce confinement ? Les gens qui sont allés se promener sur le canal Saint-Martin et sont allés faire leurs courses au marché d’Aligre bien sûr ! Pas du tout le gouvernement qui raconte tout et son contraire sur l’épidémie depuis des semaines et qui ne prend pas les mesures nécessaires ou alors trop tardivement…

Lors du discours informant du confinement en demi-teinte, Macron nous répète en boucle que nous sommes « en guerre », histoire de bien nous faire comprendre que toute critique de la politique du gouvernement sera d’emblée frappée du sceau de l’irresponsabilité et de la trahison de la Nation. Annonce est faite que des milliards seront débloqués pour le patronat, mais aucun moyen à la hauteur de la situation n’est déployé pour la santé, et aucune mesure n’est prise pour fournir aux gens qui en auraient besoin un lieu de confinement adapté. Le lendemain, les trains sont surchargés et les gens qui ont la possibilité d’aller se confiner dans des conditions plus correctes qu’un micro-appartement parisien sont accusés de propager l’épidémie. Alors bien sûr, il y a les grands bourgeois et leur maison secondaire, mais il serait bien de ne pas oublier la réalité des logements dans les grandes villes, et notre priorité devrait être que chaque personne puisse être logée dans des conditions acceptables, cela d’autant plus si l’on y est coincé pendant des semaines.

Mais si la préservation des vies n’est clairement pas leur fort, les profits en revanche… le 23 mars, l’urgence sanitaire est votée par l’Assemblée nationale, permettant entre autres au gouvernement de légiférer par ordonnances pendant trois mois « en matière de droit du travail, de droit de la sécurité sociale et de droit de la fonction publique »9. Ça ne traîne pas, deux jours plus tard le gouvernement adopte en Conseil des ministres 25 ordonnances sur le droit du travail10. On y trouve notamment : l’autorisation de travail jusqu’à 60 heures par semaine dans certains secteurs considérés comme « essentiels » – en cas de refus des salariéEs, celles et ceux-ci pourront être licenciés ; dans ces mêmes secteurs, le travail du dimanche est autorisé pour les « salariéEs volontaires », mais on imagine aisément la pression du patronat derrière ce soi-disant volontariat ; la possibilité pour l’employeur de décider des dates de congés des salariéEs pour une période de six jours maximum, l’employeur pouvant de plus modifier les RTT et jours de repos. Cinq jours plus tôt, les sénateurs LREM et de droite refusaient la proposition d’une hausse de contribution pour les plus hauts salaires…11

Et le résultat de tout ce cirque macronien, c’est que l’épidémie a poursuivi sur sa lancée, que le gouvernement n’a pas débloqué les moyens pour les hôpitaux, que la nature du virus et de l’épidémie n’a pas été clairement expliquée et que des millions de gens se retrouvent confinés dans de mauvaises conditions.

L’immunité collective et la mort des « improductifs »

Maintenant que le virus circule largement, le gouvernement a devant lui deux grandes stratégies possibles. La première est celle de l’immunité collective : l’idée est de laisser circuler le virus pour atteindre le plus rapidement possible le stade où le nombre de personnes immunisées sera suffisamment important pour empêcher le virus de circuler à nouveau. Cette stratégie repose sur deux principes. D’abord, une personne ayant contracté le virus produit des anticorps lui permettant a priori de ne pas être réinfectée par la suite : elle est immunisée ; ensuite, si l’on atteint un nombre suffisant de personnes immunisées, estimé selon les épidémiologistes de 50 à 80 %12 de la population, le virus ne trouvera plus d’hôte dans lequel survivre et se propager : il finira donc par s’éteindre. C’est le principe sur lequel repose les vaccins préventifs, et qui a pour avantage de protéger l’ensemble du groupe, personnes non vaccinées y compris.

C’est aussi le choix que le gouvernement du Royaume-Uni avait annoncé avoir pris avant de faire machine arrière. Le calcul est vite fait, pour le Royaume-Uni cela nécessiterait 36 millions de contaminéEs au bas mot et en prenant un taux de létalité à 1 % on tomberait à 360 000 morts13… C’est aussi celui que Trump semble vouloir adopter malgré la politique de certains États qui ont déjà annoncé le confinement, certains militants conservateurs exprimant d’ailleurs très clairement les vertus que les capitalistes confèrent à cette stratégie, à l’instar du fameux tweet d’un avocat déclarant :  « La vraie question est la suivante : allons-nous couler toute l’économie pour sauver 2,5 % de la population qui, en règle générale, 1/ coûtent cher à la société et 2/ ne sont pas productifs ? »14

Mais, en plus d’entraîner la mort de centaines de milliers de personnes qui auraient pu être sauvées par une politique protectrice, nous n’avons pas, à l’heure actuelle, de garanties qu’une telle immunité de groupe soit possible, ayant trop peu de recul sur la maladie. Même s’il y a des variations d’un individu à un autre, on ne sait pas si les anticorps produits sont en général suffisamment résistants pour contrer une nouvelle infection, ni pendant combien de temps nous sommes immunisés, ni si les personnes immunisées continuent de contracter et transmettre le virus, et enfin, si le virus mute15 (et plus le virus circule, plus il mute), les anticorps pourraient devenir inefficaces.

Réduire le pic épidémique

La seconde stratégie, celle que la France a adoptée, consiste à freiner la propagation du virus en prenant d’un côté un ensemble de mesures dites de « distanciation sociale », et en comptant de l’autre sur la découverte à terme d’un vaccin ou d’un traitement très efficace pouvant être produit en grande quantité pour régler la crise sanitaire. Il faut donc bien avoir conscience que derrière cette stratégie, il y a le spectre des vagues de contamination impliquant une continuité des mesures de distanciation sociale. Il est très probable que la vie au sortir du premier confinement ne repartira pas « comme avant », et il est tout à fait possible que cette sortie soit suivie de nouveaux pics épidémiques et de nouveaux confinements. Quoi qu’il en soit, la vie dans les prochains mois risque d’être rythmée par la variation d’intensité des mesures de distanciation sociale – et c’est d’ailleurs déjà ce qui est en train de se produire en Chine.

Ces mesures pourraient aller d’un nouveau confinement du type qu’on connaît aujourd’hui, à des formes de distanciation imposées dans l’espace public, à un contrôle du nombre et des lieux de sortie, à un droit de sortie seulement sur certificat d’immunité délivré après un test sérologique… En fait, beaucoup de configurations sont imaginables, mais ce qu’elles ont toutes en commun c’est qu’elles impliquent des mesures de restriction et donc, de contrôle.

Il est ainsi impératif que tout le monde soit informé du fait qu’après le premier confinement, il n’y aura très probablement pas de retour « à la normale ». C’est essentiel pour évaluer à sa juste mesure la gravité des décisions tant sanitaires que sociales et démocratiques prises par le gouvernement Macron, pour que nous puissions touTEs ensemble exiger d’autres mesures de gestion de la crise sanitaire et pour que nous passions de mesures imposées par le contrôle et la répression à des mesures choisies, comprises et prises en charge par la population. Personne n’a de certitude sur l’avenir, mais il faut envisager et se préparer aux différentes évolutions possibles, et ne pas se priver d’en parler par peur d’être contredit par la réalité dans deux mois.

Outre la réaction des États et notre capacité à construire un rapport de force pour imposer des mesures sanitaires efficaces (tests massifs, fabrication et distribution de matériel de protection, arrêt des activités non essentielles, etc.), quatre informations manquantes nous permettraient d’évaluer plus précisément ce qui nous attend dans les mois suivants : combien de personnes ont contracté le virus pour se faire une idée du taux d’immuniséEs ; à quel point les anticorps produits par une infection sont résistants ; la saisonnalité de la maladie, pour évaluer si le virus va très fortement ralentir ou disparaître durant l’été ; et enfin, le développement et la production d’un traitement ciblé efficace.

Pour ralentir l’épidémie : tester, prévenir, isoler

Une fois que l’épidémie s’est largement répandue, il n’y a donc pas de réponse parfaite permettant de définitivement régler la question à part un vaccin16. D’un côté, l’immunité de groupe est inacceptable pour le nombre de mortEs qu’elle entraînerait et l’incertitude planant sur son efficacité, de l’autre freiner l’épidémie est la solution la plus acceptable mais elle ne supprime pas le virus. C’est pourquoi il est impératif d’instaurer une méthode de ralentissement du virus qui soit la plus acceptable possible pour le plus grand nombre d’autant plus que la période de ralentissement peut s’étaler sur plusieurs mois. Nous devons donc transitionner vers un autre modèle de gestion de l’épidémie, en plus de mettre en place des mesures d’urgence immédiates – relatives à la prise en charge des malades et les conditions de travail des soignantEs, l’arrêt des productions non essentielles, le déblocage de moyens pour un confinement dans de bonnes conditions, la mise en place de mesures de solidarité économique.

Quelle semble être la meilleure façon de s’y prendre ? Des informations que l’on peut rassembler, il semblerait que les pays ayant le mieux réussi à contenir l’épidémie (Hong-Kong, Singapour, Taïwan, Corée du Sud) aient procédé en combinant, avec des variations en fonction des pays, une réaction rapide (dès fin janvier) avec un contrôle médical des voyageurEs en provenance de Wuhan, des tests massifs avec des quarantaines ciblées des personnes infectées et ayant été en contact avec elles dans des lieux réquisitionnés (sorties du foyer pour ne pas contaminer leur entourage), l’application de mesures de distanciation sociale, l’annulation des événements rassemblant une forte densité de personnes, et un effort pour tracer les cas. Cette politique consistant à tester, remonter et briser la chaîne de transmission et enfin isoler les personnes contaminées ou pouvant l’être leur a ainsi permis d’éviter un confinement tel qu’on le connaît en France.

Dans certains pays, les écoles sont restées ouvertes avec des élèves soumis à un contrôle médical tous les matins (avec notamment prise de température) et dans certains pays, les lieux de travail ont continué peu ou prou à fonctionner comme à l’accoutumée, avec des mesures de distanciation et d’hygiène drastiques17. Cependant, il faut regarder avec plus de précautions ces mesures de maintien des activités économiques et scolaires – récemment Singapour qui n’avait pas fermé les écoles ni réduit les activités économiques a annoncé la mise en place de ces deux mesures18.

Qu’a fait la France ?

La France de son côté a fait le choix d’un confinement à la fois trop dur et incomplet, non assorti de tests massifs. C’est un pis-aller qui non seulement manque d’efficacité d’un point de vue sanitaire mais en plus pose un grand nombre de problèmes sociaux et démocratiques.

Le gouvernement Macron a ainsi enchaîné les mauvaises décisions en début d’épidémie, au moment où il aurait fallu agir vite et fort. Informer plus tôt et distribuer du matériel de protection à la population, mettre immédiatement en quarantaine des zones géographiques avec politiques de confinements ciblées, réquisitionner des hôtels pour y loger les personnes contaminées et suspectées de contamination, fermer certains lieux de regroupement et tester largement. Au lieu de ça, le gouvernement a minimisé la crise à venir, laissé le virus circuler pour finalement confiner à la fois trop durement et trop peu.

Trop durement, car d’un côté, une partie de la population se retrouve assignée au foyer avec tout ce que ça implique comme problèmes : logements trop petits ou insalubres (l’INSEE estime à 2-2,4 millions le nombre de logements « très dégradés »), violences intrafamiliales (on estime l’augmentation des violences conjugales à 32 % en régions et 36 % en région parisienne, et il en est sans nul doute de même pour les violences LGBTQI-phobes), impact sur la santé mentale, personnes fragiles ou âgées laissées seules. L’accès à l’IVG est menacé du fait de la fermeture de services et des délais d’attente allongés avec le confinement, et toutes les associations et travailleurEs sociaux fonctionnent au ralenti.

Se rajoutent à tout cela deux autres éléments. D’abord, le poids du télétravail qui, cela est désormais bien connu, se traduit très souvent par un alourdissement de la charge de travail et une extension des horaires – sans compter le face à face avec le patron qui entraîne des situations de harcèlement (SMS à toute heure du jour et de la nuit, menaces etc.). Ensuite, le fait d’assurer l’école à la maison, sans forcément en avoir ni le temps ni les moyens – épuisera les travailleurEs à qui l’on confisquera en plus des jours de congés, sans compter qu’elle creusera d’autant plus le fossé des inégalités sociales à l’école.

Dans le même temps, nombre d’hôpitaux psychiatriques de jour ferment, la psychiatrie n’étant pas considérée comme « prioritaire » par l’agence régionale de santé (qui gère les hôpitaux) dans la période, on ne mobilise aucun moyen pour loger les assignéEs à résidence dans des conditions décentes, on ne met aucun système de ravitaillement pour les personnes fragiles et dépendantes pouvant se retrouver totalement isolées dans la période. Dans les prisons, c’est la catastrophe en cours et qui s’annonce, des émeutes ont lieu, nombre de détenuEs n’ont pas de chambre individuelle et la promiscuité et l’hygiène générales sont contraires à tout ce qui peut permettre un endiguement de la circulation du virus.

Trop peu d’un autre côté, car des travailleurEs sont obligés d’aller au boulot quand bien même leur travail n’a rien d’essentiel dans la période, en étant mal voire pas protégés du tout, avec une hausse de la charge du travail et la difficulté de s’organiser dans de telles conditions pour résister au patronat, avec en prime le lot d’attaques sur les conditions de travail qui va leur tomber dessus avec la loi d’urgence de Macron. L’union sacrée pèse de tout son poids, toute lutte ou revendication risquant d’être traitées dans la période comme de l’égoïsme irresponsable. A tous ceux et toutes celles-là, qu’ils et elles se débrouillent avec leurs enfants, tant pis s’ils et elles tombent malades et contaminent dans leur foyer, pourvu que l’économie tourne. Dans les secteurs essentiels, on ne peut pas dire non plus que les conditions soient optimales… Pour ne citer que deux exemples, dans les supermarchés, bien souvent les clientEs ont masques et gants quand les salariéEs n’ont rien, et dans nombre d’hôpitaux la situation est catastrophique.

Dans ces deux cas, confinés au foyer ou assignés au travail à l’extérieur, les inégalités de classe, genre et race jouent à plein et s’accentuent. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, des femmes enfermées au foyer qui peut-être n’en ressortiront pas vraiment au sortir de la crise sanitaire avec la crise économique qui arrive, aux habitantEs racisés des quartiers populaires encore une fois violemment ciblés par la police malgré leurs conditions de logement globalement bien plus dégradées que sur le reste du territoire et une absence dramatique de services publics. Toute une partie de la population est totalement laissée de côté, les personnes les plus précaires, sans logement, parfois migrantes et sans-papiers. Les territoires désertés par l’État (quartiers populaires et territoires d’outre-mer notamment) paient encore plus fortement la crise pendant que les riches et les puissants ont un accès privilégié aux tests, aux services des cliniques privées et vont se réfugier dans leur villas de campagne, avec à n’en point douter le petit personnel à leur service pour s’occuper de leurs moindres besoins et prendre les risques à leur place.

En Outre-mer, le système de santé est encore moins en situation de faire face à l’épidémie et s’y est pris encore plus tardivement, la plupart des îles laissant par exemple rentrer les bateaux de croisière pour une bonne partie du mois mars. Pauvreté, habitats dégradés avec une forte promiscuité, populations présentant un plus fort pourcentage de comorbidité, moyens hospitaliers beaucoup moins importants. La Polynésie française avec ses 76 îles habitées réparties sur des millions de kilomètres carrés comporte par exemple nombre d’îles qui ne disposent pas même d’une infirmerie. Le colonialisme ne va pas soudainement disparaître en pleine crise sanitaire, bien au contraire.

Outre ces aspects concernant le confinement et le travail, il y a bien sûr l’absence de politique conséquente concernant la production de matériel médical et la production et l’administration de tests. Il y aurait beaucoup à dire sur l’irresponsabilité du gouvernement concernant la production de matériel médical19, l’impréparation du gouvernement face au risque épidémique (non-renouvellement des stocks après le SARS, délégation de la gestion des stocks aux employeurs), absence de réactivité pour mettre en place des tests. Nous ferons simplement une remarque rapide sur les tests qui témoigne une fois de plus de l’incompétence de ce gouvernement. L’État français n’en produit aujourd’hui que 70 000 par semaine, par comparaison par exemple avec l’Allemagne qui en produit 500 000 par semaine. Il faut savoir qu’il existe plusieurs méthodes pour tester si une personne est infectée : (1) par RT-PCR : prise d’un échantillon chez une personne, puis analyse en laboratoire ; (2) par scanner thoracique – celui-ci étant beaucoup plus sensible que le test PCR qui produit des faux-négatifs, bien que l’identification des signes distincts de Covid-19 par rapport à d’autres maladies pulmonaires soit très récente; (3) en recherchant les anticorps produits par la maladie par analyse sanguine (mais n’est possible que minimum 7 jours après l’apparition des symptômes). On ne peut qu’être effaré que ce gouvernement n’ait pas tout fait pour rendre possible ces trois types de tests, alors qu’ils sont nécessaires tant pour permettre aux malades d’être plus vite pris en charge et de s’isoler (tests ciblés) que pour se faire une idée de l’étendue de l’épidémie et du nombre possible de personnes immunisées (tests aléatoires).

L’énorme risque de la surveillance et de l’exploitation de nos données personnelles

Cependant, il faut bien se garder de s’imaginer que là où la crise sanitaire est mieux prise en charge, le capitalisme a soudainement cessé d’œuvrer. On a notamment assez peu d’informations sur la façon dont les classes populaires des pays qui ont mis en place les mesures les plus efficaces sont touchées par la crise sanitaire, tant sur leurs conditions de travail que sur la réalité des quarantaines, mais on imagine bien que la réalité derrière ces mesures est loin d’être reluisante. Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’une politique répressive très forte y est appliquée (avec des amendes pouvant aller jusqu’à 33 200 $ à Taïwan en cas de non-respect des règles de distanciation) et que le recours à des procédures de surveillance invasives pour tracer les personnes contaminées y est la règle.

Ainsi en Corée du Sud, des textos sont envoyés par les autorités aux habitantEs en leur indiquant les déplacements de personnes contaminées, avec des indications si précises que l’anonymat est facilement levable ; on peut ainsi voir toutes les places visitées par la personne malade avant d’avoir été testée positive20… Les personnes contaminées reçoivent deux SMS par jour d’un personnel de l’État assigné à leur cas et doivent rendre compte de leurs symptômes et de leurs déplacements. Le gouvernement a aussi développé une application présentée comme « non obligatoire », que les personnes contaminées « peuvent » installer afin que leurs déplacements puissent être suivis21. En plus des effets de surveillance, ces méthodes entraînent de fait une stigmatisation des personnes porteuses du virus, comme on a commencé à le voir en France avec les habitantEs demandant à des soignantEs de déménager pour ne pas contaminer l’immeuble.

On sait que l’épidémie de Covid-19 est l’occasion pour les États de développer des outils de surveillance massive main dans la main avec des entreprises qui en profitent pour se faire des millions. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples22 : une entreprise chinoise qui travaille avec la police a développé un logiciel de reconnaissance des visages qui fonctionne même avec port du masque23, au Danemark le gouvernement vient de proposer une loi d’exception autorisant la police à entrer dans les logements des personnes soupçonnées d’être contaminées24, aux États-Unis le gouvernement a approché Google et Facebook pour utiliser les données de géolocalisation, et une entreprise dit être sur le point d’avoir développé une caméra thermique permettant de mesurer la température des personnes filmées25.

La science et la santé sont aussi des questions politiques

Le risque de la mise en place d’outils de surveillance extrêmement invasifs montre bien qu’il est hors de question pour nous de défendre une réplication à l’identique des politiques appliquées dans ces pays : il s’agit d’en tirer les leçons et de défendre un ensemble de mesures qui puissent être portées et appliquées par notre classe. Cela d’autant plus que le bilan de ces outils de surveillance commence à être tiré et qu’ils seraient loin d’être aussi efficaces qu’annoncé26, comme un grand nombre de groupes et de militantEs des questions numériques le répètent depuis plusieurs semaines. Si, et cela est très probable, la crise sanitaire est amenée à durer, même sous une forme différente, il est encore plus impératif que nous combattions pied à pied chaque recul de nos droits, au travail comme nos droits sociaux et démocratiques, tout en défendant des mesures de protection sanitaire.

À n’en point douter, la combinaison de la crise sanitaire, de la crise financière qui s’est déclenchée et de la future crise politique, qui va sans nul doute s’en suivre, risque bien d’être, si on laisse faire les choses, l’occasion d’un renforcement autoritaire des États. On le voit déjà en France avec les mesures de gouvernement par ordonnances, et de façon encore plus grave dans d’autres pays, comme en Hongrie où le parlement a voté le 30 mars les pleins pouvoirs à Victor Orbán dans le cadre de l’état d’urgence contre le Covid-19 : état d’urgence sans limite de temps, gouvernement par décrets, travaux du parlement suspendus, aucune élection durant l’état d’urgence et, si l’on est considéré comme ayant répandu des informations considérées comme « fausses » ou « déformées » sur la pandémie, on peut écoper d’une condamnation de cinq ans de prison27

Pour cela, il nous faut mener le combat non seulement sur le plan politique mais aussi sur le plan sanitaire, en se formant à ces questions, en lisant et sollicitant les scientifiques, en rendant accessibles les résultats des études scientifiques et les débats qui les entourent, afin que chacunE puisse se les réapproprier et être en mesure de lutter avec le plus de lucidité possible pour une gestion de la crise qui ne se fasse pas sur le dos des travailleurEs et des plus précaires. Ce travail est d’autant plus important que rien n’est figé dans le marbre : ni notre appréhension de la situation, ni la situation elle-même qui évolue rapidement à mesure que les scientifiques tirent les bilans d’étape et avancent dans leur compréhension des mesures à prendre, ni le comportement des gouvernements qui est en grande partie fonction du rapport de force que nous sommes en mesure d’imposer.

La lutte des classes ne va pas s’arrêter aux portes de la crise sanitaire : « l’Union Sacrée » est un piège que l’on doit dénoncer et combattre. La seule solution viable à une sortie de crise qui ne se fasse pas sur notre dos est que nous luttions pour la prendre en charge : que nous décidions quels secteurs de travail sont essentiels, ce qui doit être produit dans les usines qui tournent, comment les richesses doivent être distribuées. Dans les situations de crise, il n’y a pas de raccourci possible : il faut arrêter de tourner autour de la bête immonde et prendre le taureau par les cornes, car pour les gens qui nous gouvernent, nos vies vaudront toujours moins que leurs profits.

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