Antonio Negri et l’autonomie italienne

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SOURCE : Zones subversives

Antonio Negri et l’autonomie italienne
L’expérience de l’autonomie italienne se traduit par une intensification des luttes au cours des années 1970. Antonio Negri tente de penser cette période, avec les mutations du capitalisme et les nouvelles pratiques de lutte.

 

En 1977, le mouvement autonome italien impose une forte conflictualité. Les universités sont occupées et le jeune prolétariat métropolitain organise des manifestations insurrectionnelles. La politique s’invente à la base, de manière transversale. En Italie, la contestation des années 1968 devient particulièrement importante. Antonio Negri, intellectuel et militant, traverse cette période intense. Il participe au courant opéraïste dans les années 1960. Il analyse les évolutions du capitalisme avec le développement du secteur tertiaire et de la circulation. Des grèves sauvages, des pratiques de refus du travail, de sabotage et d’insubordination se diffusent durant cette décennie. Cette contestation se transforme en hostilité ouverte vis-à-vis des partis et des syndicats du mouvement ouvrier officiel.

Antonio Negri participe à Potere operaïo. Ce parti reste marxiste-léniniste mais accompagne de bouillonnement contestataire. Il soutient les comités d’usine, comme à Porto Marghera. Mais le schéma léniniste vole en éclats. Les masses sont en avance par rapport au Parti supposé être à l’avant-garde. Antonio Negri participe ensuite au journal Rosso. Ce courant de l’autonomie reste attaché à la centralité ouvrière. Mais il s’ouvre aux nouvelles subjectivités prolétariennes, du féminisme à la contre-culture. La conflictualité déborde les murs de l’usine et s’étend à tout le territoire métropolitain. Des pratiques de réappropriation directe se développent avec des occupations de logements et des auto-réductions de factures. Cette autovalorisation permet une satisfaction immédiate des besoins. Le refus du travail permet également d’attaquer l’exploitation capitaliste.

Antonio Negri estime que les évolutions du monde du travail, comme l’individualisation, sont des ripostes du capitalisme face aux luttes sociales. La structure économique reste fragile et son gouvernement peut être facilement déstabilisé. Du mouvement contre la loi Travail en 2016 jusqu’aux gilets jaunes, des formes de conflictualité autonomes resurgissent. Des assemblées de lutte, des blocages économiques et des émeutes urbaines se développent. Pour comprendre la situation actuelle, il est possible de se replonger dans le livre de Toni Negri écrit dans le bouillonnement de 1977 : Domination et sabotage.

 

 

Lutte des classes et capitalisme

 

Une conception marxiste déterministe estime que la crise du capitalisme peut déclencher mécaniquement une révolte de la classe ouvrière. Mais le pari semble risqué. La crise de la fin des années 1970 permet au contraire à la classe capitaliste de reprendre le contrôle. « Pour le capital, la solution à la crise consiste en une restructuration du système visant à combattre et à réintégrer les composantes antagonistes du prolétariat dans le projet de stabilisation politique », analyse Antonio Negri.

Ce sont les luttes sociales qui modifient la situation économique. Mais l’États’adapte à la contestation et favorise une restructuration du capitalisme. En période de crise, le commandement passe des entreprises à l’État. Les mouvements sociaux doivent alors former un contre-pouvoir de masse pour attaquer le capitalisme mais aussi le régime politique.

Des pratiques d’autovalorisation prolétarienne permettent de construire une autonomie de classe. Les auto-réductions participent au sabotage de la machine capitaliste. L’État keynésien ne parvient pas à gérer la crise. Les luttes ouvrières ont permis de liquider les illusions réformistes et les possibilités d’aménagement du capitalisme. « Le projet social-démocrate se délabre et, de ce point de vue, l’euphorie qui accompagne le développement des eurocommunismes est un peu macabre », ironise Antonio Negri.

 

Pour réagir face à la crise, l’État diminue les dépenses publiques. La classe dirigeante réduit la part de l’État qui profite au prolétaire. Dans les usines, les ouvriers luttent pour des augmentations de salaires. Désormais, la lutte des classes s’étend au-delà de l’usine et doit attaquer l’État. « La place occupée par le salaire dans la continuité des luttes prolétaires s’étend aujourd’hui à la dépense publique », estime Antonio Negri.

Le réformisme social-démocrate propose de sortir du capitalisme par étapes successives. Ce projet consiste à étendre la gestion étatique du mode de production capitaliste. L’eurocommunisme s’inscrit dans cette démarche qui semble ni désirable ni même possible. « Pour conclure, nous croyons pouvoir démontrer que l’eurocommunisme, en tenant cette ligne, n’incarne aucune alternative au développement capitaliste, qu’il représente au contraire une subordination catastrophique de la classe ouvrière au capital, un élément fragile et transitoire de laforme-État du capital », analyse Antonio Negri.

L’eurocommunisme préfère le terme « hégémonie » plutôt que celui d’autovalorisation. Cette mouvance veut laborieusement conscientiser les masses plutôt que de s’appuyer sur des pratiques de lutte. La terminologie et l’analyse de classe est remplacée par un bavardage populiste. Les luttes sociales demeurent au cœur du changement social. Les seules véritables réformes découlent de luttes sociales. « La quantité et la qualité des luttes déterminent les réformes », observe Antonio Negri.

 

The strategy of refusal - Mario Tronti

 

Sabotage et refus du travail

 

L’autovalorisation relève du sabotage. Cette forme de conflictualité porte aussi une positivité. Des pratiques de refus du travail expriment d’autres possibilités d’existence. « Rien ne relève plus complètement l’immense positivité historique de l’autovalorisation ouvrière que le sabotage, l’activité continuelle du sniper, du saboteur, de l’absentéiste, du déviant, du criminel, que je me trouve vivre », souligne Antonio Negri. Le sabotage exprime une créativité joyeuse. Cette pratique relève également de la solidarité de classe et permet de consolider la communauté ouvrière.

Ensuite, le sabotage reste une forme de réappropriation. « Pour le prolétariat, il n’y a pas de vide. Chaque terrain abandonné par l’ennemi est rempli, occupé, approprié, pris d’assaut par une force expansive qui ne connaît pas de limites », observe Antonio Negri. Le sabotage porte une perspective d’extinction de l’État et de remplacement du mode de production capitaliste par l’autovalorisation ouvrière. Le sabotage exprime un refus du travail et une libération face à cet esclavage défendu par le mouvement ouvrier.

 

Le mot d’ordre communiste de refus du travail reste farouchement combattu par les idéologues socialistes. Karl Marx évoque la « nature inhumaine » du travail. Mais ce débat a été marginalisé. Il semble indispensable de rétablir la centralité du refus du travail dans le programme communiste. « Le refus du travail est d’abord et avant tout sabotage, grèves, action directe », souligne Antonio Negri. Ces pratiques expriment un antagonisme avec le mode de production capitaliste. L’exploitation du travail reste le fondement de toute société marchande. Ainsi, les pratiques de refus du travail ne se contentent pas d’attaquer un aspect du processus de production mais remet en cause la totalité de la société capitaliste. Le refus du travail s’inscrit dans une perspective d’autovalorisation. La libération complète du travail reste l’objectif.

Le parti n’est plus un outil de lutte. Il est devenu une institution au service du pouvoir. « Il semble qu’il y ait une relation nécessaire entre l’institutionnalisation et le réformisme d’une part, la destruction de l’indépendance du prolétariat, sa trahison, d’autre part », observe Antonio Negri. Le prolétariat ne peut exister uniquement comme un mouvement autonome. Dans le parti, les besoins et les désirs du prolétariat sont subordonnés à l’unité et au programme politique. Le parti apparaît comme un agent de médiation impuissant ou comme une avant-garde arrogante à l’égard du mouvement de masse.

 

Antonio negri

 

Limites de l’Autonomie triomphante

 

Le livre d’Antonio Negri reste passionnant à plus d’un titre. Il propose un témoignage sur une période de conflictualité intense. Il livre surtout une réflexion théorique sur les pratiques de lutte. Ce texte d’Antonio Negri s’inscrit dans les débats qui agitent le mouvement autonome italien. Les futurs fondateurs des Brigades rouges veulent porter une « attaque au cœur de l’État » et passer à la lutte armée. Au contraire, Antonio Negri insiste sur les luttes sociales. C’est le contexte de l’autonomie triomphante, avec des grèves sauvages et des manifestations massives et armées. Dans des villes comme Milan ou Bologne, le mouvement autonome semble irrésistible. Mais Antonio Negri ne perçoit pas les limites de cette contestation et son texte ne permet pas de les saisir. Sa brochure respire un peu trop l’optimisme et le triomphalisme militant.

En revanche, Antonio Negri évoque bien la puissance du mouvement autonome. Il observe que les luttes ouvrières ont nécessité une restructuration du capitalisme. La classe dirigeante tente de limiter la concentration ouvrière dans les usines et veut briser la solidarité de classe. Des petites unités de production et une individualisation du travail doivent briser la contestation ouvrière. Mais Antonio Negri ne voit pas que la bourgeoisie va ainsi reprendre le contrôle. Il insiste au contraire sur la puissance des luttes qui acculent le patronat à modifier sa stratégie. Néanmoins, l’analyse opéraïste permet de comprendre les évolutions du capitalisme et de l’organisation du travail à partir des luttes ouvrières. Le prolétariat n’est pas simplement passif et docile face aux manœuvres des puissants. Ce sont les luttes qui expliquent la restructuration du capitalisme.

Antonio Negri souligne les forces du mouvement autonome. Il critique les impasses réformistes qui veulent aménager le capitalisme depuis l’Etat. Les partis de gauche ne remettent pas en cause l’exploitation et le travail. Au contraire, le mouvement autonome valorise le sabotage et des pratiques de lutte offensives. La grève ne se contente de porter des revendications. Elle exprime un refus de travail. Les ouvriers veulent un meilleur salaire et travailler moins. Ces revendications, loin de se réduire à du réformisme, révèlent leur dégoût pour le travail et le monde capitaliste. Cette politisation du refus du travail et des résistances ouvrières reste la grande force du mouvement autonome italien.

 

Néanmoins, en dehors de ces pratiques d’auto-défense de classe, l’autonomie italienne ne porte aucune perspective de rupture avec le capitalisme. Antonio Negri semble se contenter de la situation actuelle. Le mouvement autonome devient un véritable contre-pouvoir. Mais le refus du travail, les auto-réductions et la vie en squat deviennent un communisme immédiat. Dès lors, il n’est plus nécessaire de changer la société et de renverser le capitalisme. Les autonomes se sont construit un petit nid contestataire.

Antonio Negri dérive alors vers l’alternativisme, qui annonce son évolution et les théories de John Holloway. Antonio Negri ne tente plus de détruire l’ordre capitaliste mais préfère former une contre-société à l’intérieur de l’existant. Les luttes immédiates et l’autovalorisation se suffisent à elles-mêmes. Antonio Negri ne propose comme perspective qu’un « réseau diffus de pouvoir » qui respire le postmodernisme. Au contraire, les pratiques de lutte et l’auto-défense de classe doivent s’inscrire dans une perspective de rupture avec le capitalisme. Les mouvements sociaux doivent s’élargir et les grèves doivent se généraliser pour permettre aux révoltes de détruire la civilisation marchande pour inventer une nouvelle manière de produire, de créer et de vivre.

 

Source : Antonio Negri, Domination et sabotage. Sur la méthode marxiste de transformation sociale, traduit par Davide Gallo Lassere, Jean-Paul Gasparian, Cannelle Gignoux, Matteo Polleri, Entremonde, 2019 (Feltrinelli, 1978)

Extrait publié sur le site de la revue Multitudes

Extrait publié sur le site Acta Zone

 

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Révoltes et théories révolutionnaires des années 1968

 

Liens :

Vidéo : Toni Negri, Étienne Balibar, L. Bantigny, B. Harcourt, Gilets jaunes : les exclus s’incluent, débat mis en ligne sur le site Hors-Série le 2 février 2019

Vidéo : En direct de Mediapart : Toni Negri dans le grand débat, mis en ligne par Mediapart le 21 septembre 2012

Vidéo : Porto Marghera – les derniers tisons, documentaire mis en ligne sur le site Conseils Ouvriers Contre Capital le 22 mai 2016

Vidéo : Les années 70 en Italie. Oreste Scalzone contre la montre, paru dans lundimatin#40, le 14 décembre 2015

Radio : Le refus du travail dans l’Italie révoltée des années 60-70 – entretien avec Oreste Scalzone, émission mise en ligne sur le site Sortir du capitalisme

Radio : émissions avec Antonio Negri diffusées sur France Culture

 

Claudio Albertani, Empire et ses pièges Toni Negri et la déconcertante trajectoire de l’opéraïsme italien, texte de 2003 mis en ligne sur le site Infokiosques le 21 février 2008

Collectif, Negrisme & Tute bianche : une contre-révolution de gauche, mis en ligne sur le site Infokiosques le 16 septembre 2004

Diego Melegari, Negri et Tronti, entre social et politique. L’opéraïsme et la question de l’organisation, publié sur le site des Les Cahiers du GRM le 5 août 2010

Daniel Bensaïd, Antonio Negri, pouvoir constituant et multitudes, publié en novembre 2002

Pierre Bance, Antonio Negri et Michael Hardt, les mécanos de la Sociale, publié sur le site Autre Futur le 1er mars 2013

 

Articles de Toni Negri publiés dans le site de la revue Vacarme

Articles de Toni Negri publiés dans le site de la revue en ligne Période

Toni Negri : “La lutte des classes n’est pas une promenade de santé”, publié sur le site de Philosophie Magazine le 4 juillet 2018

Toni Negri, Chroniques françaises, publié sur le site de la Plateforme d’Enquêtes Militantes le 14 décembre 2018


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