Antiracisme : “Nous avons ici les ennuis de l’Amérique sans en avoir la force”

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Marianne

Nedjib Sidi Moussa

Docteur en science politique. Auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017). Site personnel : sinedjib.com

Nedjib Sidi Moussa revient, à partir de Guy Debord, sur la question de l’américanisation de la France, qui transparaît notamment dans les débats sur le racisme et l’antiracisme.

Dans une lettre adressée à l’écrivain algérien Mezioud Ouldamer, Guy Debord pointait les inepties colportées en France tant par les “pro-immigrés” que par les “anti-immigrés”. A la fin de l’année 1985, marquée par l’affaiblissement de la dynamique portée par la Marche pour l’égalité et contre le racisme, le fondateur de l’Internationale situationniste notait avec lucidité : “Nous avons ici les ennuis de l’Amérique sans en avoir la force.” Ce texte, connu sous le nom de Notes sur la “question des immigrés”, n’a toutefois été que peu étudié pour ce qu’il signifiait au moment de sa rédaction et encore moins pour sa portée actuelle. Seule une plongée dans la littérature d’une extrême gauche en reflux et d’une extrême droite en reconstruction permet de saisir les références implicites de l’auteur de La Société du spectacle qui n’ignorait aucun des termes de l’équation.

NOUVEAUX DÉBATS ANTIRACISTE

Mais la réflexion de Debord résonne étrangement avec le débat qui émerge dans la France contemporaine, surtout depuis la mort de George Floyd à Minneapolis et la mobilisation réclamant la vérité sur le décès d’Adama Traoré, survenu quatre ans plus tôt à Persan. En effet, un clivage semble se dessiner entre ceux qui estiment, à l’instar du Collectif laïque national, que “la France n’est pas les Etats-Unis” et ceux qui pensent, comme Didier Fassin dans L’Obs, que l’on peut tracer de nombreux parallèles entre les deux sociétés en matière de discrimination.

L’opinion du chercheur est caractéristique des nombreuses prises de position d’intellectuels ou militants, le plus souvent issus de la gauche postmoderne, et qui s’accordent tant sur un constat général que sur des pratiques éprouvées outre-Atlantique dans le sillage de l’antiracisme politique : depuis la tenue d’ateliers en “non-mixité raciale” par le syndicat SUD-Education 93 à la promotion des statistiques ethniques par la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye. Or, il ne suffit pas de déplorer hypocritement, comme Manuel Valls dans son entretien à Valeurs actuelles, que “la lutte des classes disparaît au profit de l’affrontement, de la guerre entre ‘races’”. Après tout, de quel côté de la barricade s’est placé l’ancien Premier ministre en utilisant le 49-3 pour faire adopter la Loi relative au travail dite “loi El Khomri” ?

Car, comme le suggère la sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi dans Ballast, il serait vain de se contenter de pousser “des petits cris” d’effroi devant la prose ethnocentrique d’une Virginie Despentes qui banalise l’expression, pour le moins problématique, de “privilège blanc”. Néanmoins, une telle attitude ne doit pas conduire à dénoncer les seuls excès du racialisme pour mieux en accepter les prémices théoriques. Il s’agit plutôt de se demander pourquoi les tenants d’un universalisme conséquent – et qui adoptent une approche de la question sociale plus proche du sociologue Vivek Chibber que du candidat malheureux à la mairie de Barcelone – peinent à se faire entendre alors que les thèses identitaires se sont imposées dans les espaces intellectuels et militants francophones. Cela invite, d’une part, à établir un diagnostic sans complaisance des espaces critiques en France et, d’autre part, à se pencher sur le contenu des idées importées depuis les Etats-Unis.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les lieux de diffusion d’un savoir potentiellement orienté sur la transformation sociale se portent au plus mal : qu’il s’agisse de la presse, du mouvement ouvrier ou de l’université, tous les indicateurs sont au rouge. À l’image des autres services publics, le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche est gangréné par une précarisation croissante, comme le rappelle l’opposition à la loi pluriannuelle de la recherche exprimée début mars par des enseignants-chercheurs. D’autant que l’absence de débouchés pour les docteurs en sciences humaines et sociales, condamnés à la précarité – un euphémisme pour ne pas parler de la misère à Bac +8 –, a au moins deux conséquences sur le plan de la production et la diffusion des connaissances.

La première conduit à reproduire les logiques de concurrence et d’exclusion – à l’œuvre sur les marchés professionnel, immobilier ou matrimonial –, alimentant un conformisme qui ne laisse que peu de place aux approches hétérodoxes, objets décalés ou profils atypiques selon les critères de la classe moyenne. En ce sens, Soumission de Michel Houellebecq constitue moins une dystopie anti-musulmane que le tableau dérangeant d’un milieu en crise. La seconde entraîne les universitaires qui ont intégré les règles du jeu néolibéral à rechercher des financements internationaux – en se pliant à la doxa des institutions de la gouvernance globale – et à projeter leur carrière sur les campus nord-américains, en adoptant la novlangue et les propositions de cette “gauche cannibale” décriée par le sociologue Rick Fantasia. Cependant, il serait erroné de faire porter la responsabilité de la prolifération du terme “race” sur les seules épaules des universitaires postmodernes : cela empêcherait par exemple d’appréhender le rôle de la culture de masse dans la transformation des imaginaires et du vocabulaire.

L’AMÉRICANISATION

Mais revenons au problème posé par la circulation inégale des idées entre le Nouveau Monde et le Vieux Continent. Au cours des dernières décennies, plusieurs courants faisant l’objet d’une reconnaissance institutionnelle sur l’autre rive de l’océan ont été introduits en France sous couvert de renouvellement d’une pensée critique moribonde. C’est notamment le cas des études décoloniales ou postcoloniales ainsi que de l’intersectionnalité. Indépendamment des nuances et des divergences séparant ces différentes écoles, celles-ci ont toutefois en commun le fait de placer au cœur de leurs préoccupations la question de la “race” au détriment de la classe sociale et d’adopter une attitude circonspecte – pour ne pas dire hostile – à l’égard de l’universalisme et du sécularisme.

Si l’on mesure l’utilité de tels outils tant pour les entrepreneurs communautaires que pour leurs intellectuels organiques, fascinés par la politique de l’identité, il convient de mettre en lumière les réponses à ces dérives – formulées outre-Atlantique mais peu ou pas traduites en langue française – et qui pourraient servir de points d’appui pour résister à cette régression. En 2013, le politiste Adolph Reed Jr. estimait dans New Labor Forum, que les appels à “abolir la blanchité” et la dénonciation du “privilège de la peau blanche” amènent à considérer le racisme comme la “variable indépendante d’un argument moraliste, à la fois idéaliste intellectuellement et, en fin de compte, défaitiste politiquement.” Début 2017, Asad Haider, auteur de Mistaken Identity, écrivait dans Viewpoint Magazine qu’il fallait attaquer ce “phénomène étrange appelé blanchité qui produit une psychopathologie profonde et tenace”, donnant aux personnes blanches – suprémacistes et antiracistes – “l’opportunité parfaite de faire tourner le monde autour de leur personne.”

Un an plus tard, l’historienne Barbara J. Fields déclarait à Jacobin Magazine que les “antiracistes libéraux évacuaient le caractère de classe de la société américaine.” Selon la coauteure de Racecraft, la profusion du terme “blanchité” tendrait à faire disparaître la politique et l’histoire dans un ensemble vague. Il aura donc suffi de quelques années pour nous retrouver dans une situation similaire. Mais quittons une dernière fois l’Hexagone pour traverser la Manche et revenir au temps présent. Kenan Malik a publié ces jours-ci dans The Observer une tribune dans laquelle il regrette d’entendre davantage parler de “privilège blanc” que du racisme, “transformant un problème social en une question de psychologie individuelle et collective”.

Ainsi, renouer avec l’histoire, la politique et le social constitue la première étape, nécessaire mais non suffisante, pour comprendre les discriminations et y faire face, sans céder aux indignations sélectives ou au repli chauvin. Car le racisme est une question trop sérieuse pour être abandonnée aux identitaires et la “race” une arme trop dangereuse pour être laissée aux petits bourgeois subjugués par ce qu’ils perçoivent du modèle nord-américain. Seulement, en l’absence de réponse apportée au chômage de masse, à la précarité et à la destruction du service public, l’appel au “patriotisme républicain” ou à “l’égalité des chances” d’Emmanuel Macron – ce fervent promoteur de la “start-up nation” –, continueront de sonner creux pour ceux qui, toutes origines confondues, traînent une vie rimant avec RSA, CDD, SMIC, intérim et informel.

Quant à la “sécession” redoutée par les patriciens de la Ve République, elle pourrait ressembler à celle de la plèbe dans la Rome antique, et dont la séquence des Gilets jaunes n’aurait été que le prélude et le confinement son incubateur. C’est là une perspective déjà moins désespérante que la “guerre raciale” agitée par les prophètes cathodiques afin d’enterrer la question sociale et les luttes pour l’émancipation.

“Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains.” Ainsi se concluaient les Notes de Guy Debord.


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut