Crédit illustration : https://esocialistes.org/comment-sortir-du-capitalisme-le-programme-de-transition/

Face à la crise, quel programme de transition ?

Intervention de Sandro Sorel à l’université d’été du NPA dans l’atelier “Répondre à la crise actuelle, construire une perspective d’émancipation. Quel plan d’urgence ? Quel programme de transition ?”

 

Le programme de transition

Le « Programme de transition » théorisé par Trotsky résulte de la volonté de construire un pont sur la brèche qui existerait entre les « conditions objectives » à la réalisation du socialisme — qui sont censées être réunies — et les « facteurs subjectifs » nécessaires à l’avènement d’une révolution —qui, eux, ne sont pas encore réalisés. Les « conditions objectives » sont des prémisses économiques rendant possible la révolution : des moyens de production puissants et concentrés, un temps de travail que l’on peut réduire facilement, une classe ouvrière développée dans de nombreux pays… Les conditions subjectives non réalisées sont quant à elles dues à l’illusion des masses sur la démocratie bourgeoise, à la collaboration de classe des directions syndicales, aux corporatismes et aux divisions (comme le racisme et le sexisme) qui sont entretenues par la classe dominante. L’approfondissement de la crise capitaliste peut parfois déstabiliser des régimes et déclencher des luttes populaires, comme c’est déjà le cas, mais cela ne suffit pas en soi pour dégager le chemin vers une révolution sociale.

Le parti révolutionnaire est un outil fondamental dans le développement de ce facteur subjectif et une de ses tâches principales est donc d’élaborer et de rendre vivant un « programme de transition » adapté à la période. A contrario, les réformistes distinguent historiquement de manière étanche un « programme minimum » qui guide les réformes à mettre en oeuvre immédiatement et un « programme maximum » pour les jours de fête, où l’on évoque le socialisme en attendant que les masses soient prêtes dans un futur indéfini. Nous devons à l’inverse relier les revendications que nous portons à la nécessité d’en finir avec le capitalisme, grâce à un gouvernement révolutionnaire des travailleurs qui édifierait de nouvelles institutions « communistes » à la place des institutions capitalistes. Au sens de Trostky, le programme de transition ne contient pas l’entièreté du programme du parti révolutionnaire ni toutes les mesures que devraient prendre un gouvernement des travailleurs·ses. Le programme de transition contient les mesures à défendre avant la prise du pouvoir par les travailleurs·ses et les articule à des moyens en rupture avec le capitalisme. Défendre un tel programme consiste à proposer des mesures qui permettent de mobiliser sur des revendications immédiates, tout en faisant la démonstration que ces mesures nécessitent qu’on rompe avec le capitalisme pour être pleinement réalisées. La logique transitoire est un chemin de crête, une sorte de troisième voie entre deux écueils : l’écueil réformiste qui sépare les mesures d’urgence du projet communiste, et l’écueil « gauchiste » qui considère que la défense de la moindre revendication est une capitulation devant l’ordre existant.

Il est donc fondamental d’élaborer un programme de transition adapté à la période. Au-delà du programme de transition, il est aussi nécessaire pour un parti révolutionnaire d’élaborer un véritable programme qui prépare à la prise du pouvoir. Le programme est ce qui nous constitue en tant que parti. Le programme permet de définir une stratégie en trois aspects : 1. La logique transitoire pour mobiliser notre classe (le programme de transition) ; 2. Expliquer comment prendre le pouvoir pour établir un gouvernement des travailleurs·ses (hypothèses stratégiques : grève générale insurrectionnelle, etc.) ; 3. Proposer des pistes de ce que devrait faire un gouvernement des travailleur·se·s dans la période transitoire (monopole du commerce extérieur, contrôle de la monnaie, planification, expropriations, …).

 

NPA et programme

Certains camarades soutiennent que ce n’est pas un « bon texte » qui va changer les choses. Nous avons certes déjà des textes au NPA, mais ils peuvent être largement améliorés, précisés et surtout clarifiés dans leur logique globale et leur unité. Pour convaincre, nous devons être crédibles, et comme pour tout parti politique, cela nécessite un programme, qui n’est ni plus ni moins que notre projet de société. Le NPA ne peut pas se contenter de proposer un « programme d’urgence » visant à faire valoir les droits des travailleurs·ses contre les offensives libérales. Nous devons pleinement assumer notre projet de construction d’une société communiste en élaborant un programme structuré et cohérent. Des mesures d’urgence, seules, apparaissent malheureusement parfois utopistes. Elles ne permettent ni de convaincre largement car elles ne sont pas jugées crédibles, ni de faire le pont avec notre projet communiste car elles laissent parfois sous-entendre que certains problèmes majeurs pourraient être réglés sous le capitalisme.

Par exemple, notre agitation sur l’interdiction des licenciements est souvent trop abstraite, car l’on n’explique pas comment l’on ferait, notamment dans les cas où les entreprises font faillite. C’est parfois même problématique, notamment lorsque l’on réclame pour cela une « loi » utopique dans le cadre du système. La réquisition de toutes les entreprises qui licencient doit être notre cheval de bataille, pas une simple réflexion interne au NPA. Nous devons expliquer que des nationalisations sous forme de réquisitions/expropriations sans indemnités ni rachat sont la seule solution.

Nous (le NPA) sommes surtout vus comme des agitateurs radicaux, parfois très actifs et appréciés, mais sans programme cohérent pour en finir avec ce système. Par exemple, lors du mouvement des gilets jaunes, nous aurions pu être encore plus à l’offensive en élaborant et en distribuant des livrets programmatiques traitant des questions décisives que se posaient les gilets jaunes — lesquels étaient avides de discussions et de propositions, notamment sur la démocratie (discuter du RIC en en reprenant les éléments positifs tout en en expliquant les limites, expliquer l’importance de l’auto-organisation et la nécessité d’un gouvernement des travailleurs·ses, etc.

Une refondation du NPA et une mise à jour de nos textes et de notre programme permettrait de définir plus clairement le socle commun qui nous réunit, que nous faisons vivre dans nos diffusions,  dans nos interventions, dans nos discussions avec les contacts, dans les discours de nos porte-paroles, dans nos clips… Sans un tel socle défini en positif, nous continuerons à manquer d’enthousiasme pour militer toutes et tous ensemble au-delà de nos divergences.

Quelques pistes programmatiques

Évoquons rapidement et de manière non exhaustive quelques mesures programmatiques et positions que le NPA pourrait défendre dans la période actuelle.

Analyse marxiste de la crise

Tout d’abord, une analyse marxiste conséquente de la crise, mettant au centre la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, est fondamentale. En effet, il n’est pas possible de résoudre la crise via les remèdes de type keynésien préconisés par la gauche antilibérale, qui sont fondés sur une analyse de la crise qui donne un rôle central à la sous-consommation des masses. Les mesures keynésiennes antilibérales dans le cadre du capitalisme ne constituent pas une véritable alternative aux politiques d’austérité. Dans la situation actuelle de faible profitabilité du capital, ces mesures ne disposent que de très faibles marges de manœuvre pour leur application. « De l’argent, il n’y en pas toujours dans les caisses du patronat en période de crise ».  Il faut donc articuler notre programme économique à la rupture avec la propriété capitaliste.

Nous devons populariser notre vision d’ensemble du communisme, qui consiste tout à la fois dans l’objectif d’une société sans classes, auto-organisée, et dans le processus révolutionnaire qui y conduira. C’est une illusion de croire que dans un capitalisme en crise, on puisse satisfaire de façon globale et durable les revendications des travailleurs·ses. Un effort de pédagogie est donc nécessaire pour montrer la supériorité de notre projet communiste par rapport à celui des antilibéraux et des réformistes.

Extension du champ de la cotisation

Pour la satisfaction de tous les besoins fondamentaux (alimentation, logement, etc.), on doit théoriser des solutions communistes conséquentes, qui ouvriraient potentiellement une brèche dans le capitalisme. Nous devons expliquer que ces solutions ne peuvent pas coexister à moyen terme avec le mode de production capitaliste. Il s’agit de penser de façon construite et cohérente en quoi devraient consister de nouvelles institutions communistes et la façon dont elles pourraient s’imposer à partir de ce qui existe aujourd’hui. Par exemple, nous pouvons expliquer concrètement comment passer d’une économie capitaliste à une économie planifiée. Une piste de réflexion pourrait être de défendre l’extension du champ de la cotisation : cela signifierait la création d’unités de production (entreprises) non capitalistes, qui ne seraient viables que dans la mesure où elles ne seraient pas mises en concurrence avec les entreprises capitalistes. L’investissement et les salaires seraient financés par des caisses sectorielles de sécurité sociale gérées par les représentants des travailleurs·ses (cela fait écho à ce qui était prévu dans le projet initial de la Sécurité sociale, conçue comme institution de la classe ouvrière). Il ne s’agit pas de faire croire que ces solutions partielles peuvent être mises en œuvre dans le cadre du capitalisme en crise : ces propositions ne peuvent qu’accroître la crise de rentabilité du capital car la cotisation est un prélèvement sur la plus-value. Nous ne devons donc pas tomber dans l’illusion réformiste du gradualisme et nous devons assumer le caractère révolutionnaire d’une telle politique. Ce projet de nouvelles caisses de la sécurité sociale va de pair avec le combat pour la conquête du pouvoir politique par les travailleurs·ses, qui seul peut permettre d’aller vers une société communiste en engageant la transformation révolutionnaire des structures économiques.

Rupture anticapitaliste et révolutionnaire avec l’Union européenne

De telles propositions concrètes permettraient d’engager un débat sur la manière de faire face à la crise économique qui vient suite à la crise du coronavirus. Nous devons entre autres nous opposer à la tentative actuelle de Macron et Merkel de relancer une Union européenne toujours plus austéritaire et antidémocratique. En effet, les récentes subventions accordées par l’UE au profit de certains pays européens du Sud pour faire face à la crise sont “odieuses”. Ce ne sont en réalité que des transferts budgétaires limités et peu redistributifs, proposés en contrepartie d’un contrôle accru sur la politique économique des États et d’une obligation de suivre un programme de réformes structurelles. Ces récents développements devraient nous conforter dans l’idée qu’en période révolutionnaire, un gouvernement des travailleurs devrait rompre avec l’UE et ses traités. L’économie socialisée devra nécessairement être protégée, ce qui passe par le contrôle du commerce extérieur par l’Etat révolutionnaire, et donc par la rupture de tout accord de libre-échange — ceux de l’OMC comme ceux qui forment le marché unique européen. Des échanges commerciaux avec des pays capitalistes continueraient à être nécessaires, mais seraient validés politiquement et non laissés au libre jeu du marché. Les entreprises socialisées, respectant les travailleurs·ses et l’environnement, ne pourraient et ne devraient pas être en concurrence avec les capitalistes étrangers. L’Etat révolutionnaire devra également avoir le contrôle de sa monnaie, et donc sortir de l’euro : il est impensable qu’il puisse se mettre d’accord avec ses voisins capitalistes pour utiliser pacifiquement la même monnaie et codiriger avec eux la Banque centrale européenne. Il ne s’agit pas de faire de la sortie anticapitaliste de l’UE le point central de notre programme politique, que l’on avancerait systématiquement et de manière artificielle quel que soit le contexte et aux dépens d’autres parties du programme. Nous devons garder le cap de l’internationalisme, qui doit être un pilier de notre programme. Nous sommes en effet conscients du risque de dérive nationaliste qui existe lorsque des forces politiques (de droite ou de gauche) se focalisent sur l’UE en dédouanant la bourgeoisie française présentée comme « soumise », en véhiculant un discours d’union nationale anti-lutte de classe et des illusions réformistes-protectionnistes au sein du capitalisme. Pour toutes ces raisons, il ne s’agit pas de défendre « une sortie de l’UE » en soi, qui serait une « étape », mais une rupture anticapitaliste avec l’UE que nous articulons toujours à l’expropriation des capitalistes.

Éco-socialisme

Cependant, il est clair que la révolution ne mettra pas fin à toutes les nuisances du capitalisme si celles-ci ne sont pas toutes considérées dans leur complexité.

Ainsi, la crise écologique et le changement climatique ne se résoudront pas seulement par la socialisation de la production, mais également par son adaptation aux besoins réels de la population, à partir de la prise en compte des ressources disponibles et de leur renouvellement. Un programme de transition révolutionnaire doit évidemment défendre la planification écologique des grands secteurs de l’économie (agriculture, énergie, métallurgie, etc.). De plus, un gouvernement des travailleurs·ses ne pourrait se contenter de socialiser et de se réapproprier l’appareil productif hérité du capitalisme (les usines) : il devrait le restructurer — réorienter de nombreuses productions, en diminuer voire en supprimer certaines au profit du développement d’autres. Pour défendre un projet éco-socialiste crédible, nous devons mettre en avant notre anti-productivisme et même oser parler de décroissance dans les secteurs où cela est nécessaire.

Le projet éco-socialiste est “décroissant” dans le sens où il s’oppose à l’obsession morbide de la croissance de la valeur d’échange et met en avant le primat de la valeur d’usage. Nous devons planifier la production pour le bien-être social, en prenant en compte les contraintes écologiques via la rationalisation de la production et la reconversion des énergies du passé. Cela impliquera la croissance de certains secteurs utiles pour le développement de l’immense majorité des pays du monde (santé, transports en commun à l’exception de l’aérien, éducation, culture, électrification, eau potable, agriculture…), mais en même temps la décroissance d’autres secteurs dont le développement est écologiquement insoutenable (transport individuel, emballages, …), et même la disparition totale de certains autres sans utilité sociale (publicité, armement, …). La production matérielle, gonflée artificiellement par la logique du profit, décroîtra dans les pays riches : elle est insoutenable écologiquement et elle ne procure aucune satisfaction véritable. La croissance et ses indicateurs, tels que le PIB, ne seront plus des notions pertinentes pour évaluer la santé du système et le bien-être social.

Oppressions spécifiques

Nous devons aussi avoir à l’esprit que le capitalisme s’appuie sur les oppressions spécifiques que sont le patriarcat et le racisme, et en retour les reconfigure. Ce n’est donc pas seulement la socialisation de la production qu’il faut revendiquer, mais également la collectivisation des tâches reproductives (domestiques ou non, rémunérées ou non), aujourd’hui principalement prises en charge par les femmes et minorités de genre dans l’espace domestique et de plus en plus externalisées par leur transfert à des travailleur/se.s racisé.e.s et ubérisé.e.s. La collectivisation des tâches reproductives impliquera la création de nouveaux services publics, notamment pour l’éducation des enfants, la prise en charge des personnes âgées, la mise en place de cantines et de lieux de tâches domestiques collectifs. Le développement massif d’un service public gratuit de santé et de prévention est aussi une des principales manières de répondre à l’épidémie actuelle du COVID qui frappe en premier les quartiers populaires, les populations racisées et qui met les femmes de nombreux métiers féminisés en première ligne. D’autant plus que la question de la reproduction sociale est apparue comme centrale à l’occasion de la crise du COVID : nous avons des réponses à y apporter et nous serons donc particulièrement audibles.

Un autre point central est la question du racisme et des violences policières, qui exige une élaboration et une intervention spécifique, comme l’ont mis au centre du débat le récent mouvement international autour du meurtre de George Floyd aux Etats Unis et d’Adama Traoré en France. Notre tradition militante est forte d’expériences en la matière, comme Trotsky qui défendait dans les années 30 le droit à l’auto-détermination des Noirs américains — il disait même que « les ouvriers blancs doivent aller à [la] rencontre [des noirs] et leur dire : “Quand vous voudrez vous séparer, vous aurez notre soutien” ». De nos jours, nous devons à notre tour élaborer de manière précise des revendications transitoires face à cette question brûlante du racisme et des violences policières.

Si la base de l’oppression sexiste et raciste est matérielle, l’idéologie existe aussi, elle pèse lourdement et perdurera même après la prise du pouvoir par un gouvernement des travailleurs·ses. L’auto-organisation des opprimé.e.s d’un point de vue du genre et de la race est nécessaire et le sera donc encore après la révolution.

Stratégie et sujet révolutionnaire

De tels axes permettent de se représenter concrètement ce que serait une société émancipée : ils sont essentiels pour rendre crédible notre projet de société et donner ainsi du poids à notre discours politique. Toute cette élaboration ne se fait pas dans l’abstrait, mais en lien avec les luttes et les expérimentations qui en émanent et qui permettent de réfléchir à ce que serait la société future.

Nous devons expliquer comment créer un rapport de force susceptible d’imposer un tel programme et de telles revendications. La transformation post-fordiste du capitalisme et le néolibéralisme ont profondément restructuré la classe ouvrière. Mais le sujet révolutionnaire reste incontestablement les travailleur·se·s dans toutes leurs composantes, tant dans l’industrie que dans les services, tant dans le travail productif que dans le travail reproductif. Il s’agit de combattre pour une véritable grève générale, donc insurrectionnelle, qui allie grève du travail productif et grève du travail reproductif.

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