David Cayla : “Joe Biden devra rompre avec le libre-échange et le néolibéralisme s’il compte battre le populisme”

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SOURCE : Marianne

David Cayla est économiste à l’université d’Angers et auteur de plusieurs ouvrages. Il vient de publier “Populisme et néolibéralisme”. Il analyse avec nous le bilan économique de Donald Trump et la probable politique de son successeur.

Marianne : Donald Trump a-t-il été le symptôme de l’échec du néolibéralisme ?

David Cayla : Trump arrive au pouvoir en 2016, après 35 ans de politiques néolibérales marquées par la baisse de la fiscalité des entreprises et des classes supérieures, une politique commerciale libre-échangiste et la dérèglementation de l’économie et de la sphère financière. Engagée au début des années quatre-vingt par la révolution reaganienne, cette stratégie a été globalement poursuivie par tous les présidents américains, tant démocrates que républicains, Obama inclus. Durant ces années, la croissance économique a été relativement médiocre.

L’inflation a été jugulée mais de nombreuses crises financières ont éclaté. L’économie américaine s’est rapidement désindustrialisée sous l’effet du libre-échange, le commerce extérieur est devenu déficitaire et les inégalités ont explosé. Depuis 1980, le niveau de vie des classes populaires américaines (les 50% les moins riches) n’a pratiquement pas progressé malgré la croissance économique. Autrement dit, l’essentiel de la richesse créée par les États-Unis pendant toute cette période a été capté par la frange la plus riche des Américains, les 10%, et surtout les 1% les plus riches, comme l’a très bien montré Thomas Piketty.

Cette situation est devenue progressivement insoutenable pour la majorité des Américains, notamment pour ceux qui vivent dans les zones périphériques désindustrialisées de la région des grands lacs ou du Midwest. Dans Pourquoi les pauvres votent à droite (2013), le journaliste et essayiste Thomas Frank raconte comment les habitants de son État d’origine, l’Arkansas, ont progressivement basculé dans la droite réactionnaire et complotiste à la suite du désastre économique qui a touché cette région à partir des années quatre-vingt. Il explique également comment ce désespoir s’est transformé en haine contre les progressistes, incarnés par une élite de centre-gauche, moralisatrice et libérale, plus sensible à la misère au Darfour qu’à celle des ouvriers.

Au fond, l’échec du néolibéralisme c’est d’avoir approfondi les écarts sociaux, économiques et géographiques de l’Amérique. L’élection de Trump fut la conséquence de la révolte des “Rednecks”, ces Américains des régions rurales qui ont le sentiment d’être méprisés par l’élite progressiste. On voit d’ailleurs que la base de l’électorat de Trump lui est restée fidèle. Les États-Unis sont toujours autant divisés qu’en 2016.

Sa politique a-t-elle réellement rompu avec le néolibéralisme ?

Trump a été fidèle au néolibéralisme sur deux points : il a poursuivi une politique de baisse des impôts pour les entreprises et les plus riches et a renforcé la dérégulation de l’économie américaine, en particulier la finance. Mais sur de nombreux autres points, il est largement revenu sur l’héritage néolibéral.

Tout d’abord, il n’a pas hésité à creuser le déficit budgétaire en période de croissance. Ensuite, il est revenu sur le libre-échange en rompant les négociations du TAFTA (le traité de libre-échange avec l’Union européenne), en imposant un nouveau traité commercial au Mexique et en engageant une guerre commerciale avec la Chine et, dans une moindre mesure, avec l’UE. Il a aussi refusé de nommer des juges à l’organisme de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce, ce qui a paralysé sa capacité à régler les litiges commerciaux. Enfin, Trump est intervenu à de nombreuses reprises dans la politique monétaire de la Réserve fédérale en faisant pression sur son président pour qu’il n’augmente pas les taux d’intérêt.

Cet interventionnisme économique est une caractéristique du mandat de Trump. Lorsque la Turquie menace d’intervenir en Syrie contre les Kurdes, il n’hésite pas à menacer ce pays de faillite. Il proférera des menaces similaires à l’encontre du Mexique et mettra nombre de ses menaces à exécution contre la Chine. Autrement dit, pour la première fois, un président américain renverse les priorités habituelles. Au lieu de faire de la diplomatie un outil au service de l’économie, il met l’économie au service de la diplomatie. C’est une rupture assez fondamentale, à mon avis.

Quel est le bilan économique de Trump ?

Difficile de dresser un bilan, d’autant que sa dernière année de mandat a été totalement perturbée par l’irruption de la crise du coronavirus. Sur le plan de l’emploi et même des salaires, le bilan semble plutôt bon. Durant le mandat de Trump, le taux de chômage n’a cessé de baisser, passant sous la barre des 4% à la fin de l’année 2019. L’économie américaine s’est mise à recréer des emplois dans l’industrie manufacturière. Mais ces deux tendances étaient déjà à l’œuvre du temps d’Obama. Depuis 2016, les salaires des classes populaires ont un peu augmenté, mais cela est surtout la conséquence des politiques des États dont beaucoup ont augmenté leur salaire minimum. De plus, les revenus des plus riches ont progressé davantage ce qui fait que, au total, les inégalités de richesse ont continué de s’accroître.

En somme, on ne relève pas de rupture dans les grandes tendances économiques qui préexistaient. Notons tout de même que le déficit commercial américain a très légèrement reculé en 2019 (une première depuis 2013), avant de se creuser à nouveau en 2020, sous l’effet de la crise sanitaire.

La victoire de Biden signe-t-elle la victoire du néolibéralisme sur le populisme ?

Je ne pense pas qu’on puisse l’affirmer. D’abord, parce que le populisme trumpien est loin d’être défait. Il recueille plus de voix aujourd’hui qu’il y a quatre ans, dans un contexte de participation massive. Il préserve notamment ses gains dans de nombreux États qui lui avaient accordé la victoire en 2016, notamment l’Ohio. Dans le Wisconsin ou la Pennsylvanie, la victoire de Biden est courte. Bref, il faudra au futur président s’occuper enfin de la “Rust belt” pour rattraper les électeurs ouvriers qui se sont détournés du parti démocrate. Et cela suppose de rompre avec le libre-échange et le néolibéralisme.

D’autre part il ne faut pas oublier que la défaite de Trump doit beaucoup à sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire. Or, ce qui est reproché à Trump, ce n’est pas d’avoir été trop interventionniste mais au contraire d’avoir choisi de laisser faire le virus en se montrant trop désinvolte. Autrement dit, l’électorat demande un État protecteur, que ce soit sur le plan sanitaire ou économique. L’administration Biden devra en tenir compte.

Enfin, il faut avoir en tête que la crise sanitaire va avoir de profondes répercussions économiques. La première mesure du nouveau président sera d’engager un nouveau plan de relance pour sauver l’économie du désastre. La période n’est plus à la gestion comptable et à la lutte contre les déficits. Sur le plan commercial, la crise du Covid s’est traduite par un retour des frontières et par l’arrêt brutal des déplacements internationaux. De ce fait, on risque plutôt d’assister à une démondialisation des économies, une tendance qui était déjà à l’œuvre depuis 2008. Enfin, Biden a promis de renouer avec une certaine justice fiscale et d’augmenter les impôts des entreprises et des ménages les plus riches. C’est pourquoi je crois qu’il est très improbable que les États-Unis renouent avec les politiques du passé. La gestion néolibérale de l’économie est derrière nous.

* David Cayla, Populisme et néolibéralisme : Il est urgent de tout repenserDe Boeck, 304 p., 19,90 euros


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