Cela changerait-il les choses si la BCE annulait la dette qu’elle détient ?

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SOURCE : Blog de Martin Anota

« La récente proposition d’annuler la dette publique détenue par la Banque Centrale européenne publiée par plus de 100 économistes dans les journaux a rallumé le débat sur le rôle de la banque centrale dans le soutien du gouvernement. La question que beaucoup se posent est si cette proposition est à prendre au sérieux. De façon à répondre à cette question, il est bon de revenir aux fondamentaux de la création de monnaie fiat.

Quand la banque centrale achète des obligations publiques, par exemple dans le cadre de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), elle substitue des passifs monétaires à des obligations publiques portant intérêt (la base monétaire prenant typiquement la forme de réserves bancaires). Par le passé, ces passifs de la banque centrale n’étaient pas rémunérés. Depuis environ dix ans, les banques centrales se sont inclinées face au lobbying des banques et ont commencé à rémunérer ces réserves bancaires. Rien dans les statuts des banques centrales ne les oblige à le faire et elles peuvent facilement inverser cette politique. En fait, depuis environ deux ans, les grandes banques centrales appliquent des taux d’intérêt négatifs sur ces réserves bancaires, ce qui indique à quel point il est facile d’inverser les politiques de rémunération.

Au moment où la banque centrale achète des obligations publiques, elle crée un “seigneuriage”. C’est le profit de monopole apparaissant de la création de monnaie. Ce “seigneuriage” est transféré au budget du gouvernement national l’année suivante : le gouvernement paye des intérêts à la banque centrale qui détient désormais les obligations, mais la banque centrale reverse cette recette d’intérêt au gouvernement. Donc, quand la banque centrale achète les obligations publiques, de facto le gouvernement n’a plus à payer d’intérêts sur ses obligations détenues par la banque centrale. Les achats d’obligations publiques par la banque centrale est donc l’équivalent d’un allègement de dette accordé aux gouvernements.

Aussi longtemps que les obligations publiques sont au bilan de la BCE les obligations n’existent plus d’un point de vue économique. C’est parce que, comme je l’ai affirmé plus tôt, quand une obligation publique est au bilan de la banque centrale, un flux circulaire de paiements d’intérêts est organisé du Trésor national vers la banque centrale, puis de nouveau au Trésor. Donc, le poids de la dette pour le gouvernement national est devenu nul. La banque centrale peut annuler la dette (c’est-à-dire fixer la valeur égale à zéro), ce qui stoppe le flux circulaire de paiements d’intérêts. Cela ne fait pas de différence pour le poids de la dette. Pour le dire autrement, le profit de la création monétaire a été transféré au gouvernement à l’instant de l’achat des obligations par la banque centrale.

Que se passe-t-il quand les obligations qui sont maintenues au bilan de la banque centrale arrivent à maturité ? La BCE a promis qu’elle achèterait de nouvelles obligations pour remplacer celles qui viennent à maturité. A nouveau, pas de différence avec une annulation. Donc, aussi longtemps que les obligations publiques restent au bilan de la banque centrale cela ne fait pas de différence d’un point de vue économique à quelle valeur ces obligations sont enregistrées au bilan de la banque centrale. Elles peuvent être enregistrées à leur valeur faciale, leur valeur de marchée ou elles peuvent se voir attribuer une valeur zéro (annulation de dette) : d’un point de vue économique, cela n’importe pas parce que les obligations publiques au bilan de la banque centrale cessent d’exister.

Ce qui importe est la taille des passifs de la banque centrale. C’est la base monétaire qui a été créée quand les obligations furent achetées. Aussi longtemps que la base monétaire est maintenue inchangée, la valeur donnée aux obligations publiques dans le bilan de la banque centrale n’a pas de conséquences économiques. Si la valeur de ces obligations était ramenée à zéro (c’est-à-dire si la dette était annulée), la contrepartie au passif du bilan de la banque centrale serait une dégradation des fonds propres (qui peuvent devenir négatifs). Mais à nouveau, cela n’a pas de conséquences économiques. Une banque centrale émettant de la monnaie fiat n’a pas besoin de fonds propres. La valeur des fonds propres dans les comptes de la banque centrale n’ont qu’une existence comptable.

Donc, l’annulation de dette est bonne, mais elle est équivalente à l’absence d’annulation de dette aussi longtemps que les obligations sont détenues dans le bilan de la banque centrale. Le problème peut survenir à l’avenir si l’inflation accélère et si la BCE veut empêcher le taux d’inflation de dépasser les 2 %. Dans ce cas, elle aurait à vendre des obligations, afin de réduire la base monétaire (et en définitive le stock de monnaie). Si les obligations sont toujours dans son bilan (parce qu’elles n’ont pas été annulées) la banque centrale les vendra. Par conséquent, elles seront détenues par le secteur privé et le poids de la dette des gouvernements va s’accroître parce que les intérêts versés sur les obligations iront aux agents privés qui les détiennent et qui ne les renverseront pas aux Trésors.

Si les obligations ont été annulées, elles ne peuvent plus être vendues et la banque centrale aura à réduire la base monétaire d’une autre façon. Elle peut émettre ses propres obligations portant intérêt en échange pour la base monétaire existante. Mais cela signifie que la banque centrale va avoir à verser des intérêts à l’avenir. Par conséquent, elle transfèrerait moins de profits aux Trésors. A nouveau, pas de différence (ou très peu) avec une véritable annulation.

La conclusion ici est que si la BCE désire maintenir l’inflation à 2 %, cela ne fait pas de différence si elle annule ou non la dette aujourd’hui. Dans le cas où l’inflation dépasse les 2 %, elle aura à réduire le montant de base monétaire, soit en vendant des obligations publiques, soit en émettant ses propres obligations portant intérêt, c’est-à-dire en reprenant le seigneuriage qu’elle a accordé au gouvernement lorsqu’elle acheta les obligations.

Les choses seraient très différentes si la BCE pouvait laisser l’inflation grimper davantage à l’avenir, c’est-à-dire, en d’autres termes, si elle décidait de ne rien faire dans le cas où l’inflation excéderait les 2 %. Elle n’aurait alors pas à vendre des obligations (ni à émettre ses propres obligations). Dans ce cas, la plus forte inflation réduirait la valeur réelle de la dette publique qui n’est pas dans le bilan de la banque centrale et celle-ci a été émise ces toutes dernières années à de très faibles taux d’intérêt. Le gouvernement y gagnerait.

Qui paierait pour cette politique inflationniste ? Les investisseurs financiers. Les taux d’intérêt nominaux s’accroîtraient, ce qui réduirait le prix des obligations de long terme que ces investisseurs ont achetés à des taux nuls, voire négatifs.

Deux derniers commentaires. Tout d’abord, la centaine d’économistes qui propose l’annulation de la dette publique ont créé l’illusion que l’annulation de la dette réduit la dette et par conséquent permet aux gouvernements, qui n’ont plus à porter le fardeau de la vieille dette, à émettre une nouvelle dette pour financer de grands projets. J’ai affirmé que l’allègement de dette survient au moment des achats obligataires par la banque centrale et non quand la banque centrale annule la valeur de ces obligations dans son bilan. L’illusion est de penser que vous pouvez avoir un allègement de la même dette deux fois.

Deuxièmement, sauf si à l’instant de l’annulation de la dette les gouvernements forcent la BCE à annuler son engagement à chercher à ramener l’inflation à une cible de 2 %, les hausses futures de l’inflation vont nécessairement forcer la BCE à réduire le montant de base monétaire, c’est-à-dire à défaire l’allègement de dette qu’elle organisa lorsqu’elle acheta la dette. Donc, aussi longtemps que la BCE reste engagée à sa cible d’inflation, l’annulation explicite de la dette est susceptible de seulement réduire temporairement le fardeau de la dette. Ce n’est que si la BCE n’honore pas son engagement vis-à-vis de l’inflation que l’annulation de la dette réduira de façon permanente le fardeau de la dette publique. Mais quelqu’un va alors payer pour la taxe inflationniste. On peut cependant toujours affirmer qu’un surcroît d’inflation est un juste prix à payer pour réduire de façon permanente le poids de la dette du gouvernement. Peut-être que c’est cela ce que la centaine d’économistes a en tête. »

Paul De Grauwe, « Debt cancellation by the ECB. Does it make a difference? », 12 février 2021. Traduit par Martin Anota


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