Invisible mais bientôt présent partout ; potentiellement mortel pour les organismes qu’ils colonisent et sur lequel il vit ; frappant les plus pauvres avec plus de dureté, car en moins bonne santé et pouvant moins se protéger de lui. S’agit-il uniquement d’une description du Coronavirus ?

Je connais le discours à ce sujet : le Coronavirus ne devrait pas être traité comme une métaphore. Il ne devrait pas servir à comprendre où nous en sommes et devrait uniquement être abordé pour ce qu’il est : un virus. On entend aussi le corollaire de ce discours : laissons passer la crise et nous en tirerons les conséquences. Si l’objectif est que tout reprenne comme avant, nul besoin de prendre le temps, individuellement ou collectivement, de réfléchir à ce que cette crise pourrait nous apprendre. D’où peut-être la volonté de maintenir affairé·e·s, par le télétravail, un maximum de personnes confiné·e·s.

Parce que si le virus suit les règles de la génétique, la crise qu’il cause est humaine, politique, économique, sociale et psychique. Qui oserait dire que le réfugié syrien et le parisien dans sa résidence secondaire passeront la période de la même façon ? Qui oubliera que le premier cluster en France a été situé dans l’Oise autour de la base aérienne militaire qui a servi à rapatrier les français situés au Wuhan ?

Il faut donc tenter de comprendre cette crise et de la remettre en contexte. Nous le devons à toutes les personnes qui risquent leur vie et à toutes celles qui ont perdu – ou perdront – un proche. On n’a encore rien dit lorsqu’on affirme qu’il y a toujours eu des épidémies. Si la comparaison historique est toujours légitime et utile, c’est pour saisir les similitudes comme les différences. Comprendre la crise du Coronavirus suppose ainsi de comprendre le monde dans lequel nous vivons ; une tâche vitale pour l’humanité.

Car le virus nous rappelle à une évidence : nous habitons la même planète et sommes tous humains, c’est-à-dire fragiles, semblables et dans le même bateau. Toutes nos belles frontières tracées en couleurs sur nos cartes n’empêcheront pas la contamination d’être humain à être humain, sans distinction de langue, de couleur de peau, d’État ni même de classe sociale – même si la mortalité sera certainement beaucoup plus forte dans les pays du Sud global et au Nord parmi les classes populaires.

Le virus ne connaît pas de frontières. C’est d’ailleurs cette dimension mondiale qui permet de constater à quel point les institutions internationales, en l’occurrence l’OMS et l’ONU, sont faibles et inaudibles. C’est aussi ce qui explique les différences d’État à État dans une même région du monde (ainsi la situation de l’Allemagne et de l’Italie en Europe). C’est seulement à l’échelle nationale que des politiques réelles sont menées, y compris en Europe qui est supposée avoir atteint un haut niveau de coordination internationale.

En réalité, confusion et incohérences se produisent à l’échelle européenne mais aussi à l’intérieur même des États (qu’on pense à l’Italie ou à l’Espagne). Il n’y a eu aucune solidarité européenne (alors même que les Russes, les Chinois ou les Cubains sont venus au secours de l’Italie). Le seul échelon de pouvoir effectif en Europe a été la BCE. Ce fait en soi est très frappant, si on le couple avec la désorganisation économique mondiale des chaînes d’approvisionnement en raison de l’arrêt de la Chine ; ce qui signale au passage le rôle devenu déterminant de cette dernière dans l’économie mondiale.

Mais plus globalement l’interdépendance économique à l’échelle mondiale a été confirmée, tant au niveau des biens de première nécessité (médicament, masque, nourriture, etc.) que des biens durables (téléphones portables, ordinateurs, etc.). Il a fallu reconvertir en catastrophe des chaînes de soda en production de liquide hydro-alcooliques, des usines de textile en production de masques, etc.  Mais les capitalistes font obstacle à ces reconversions s’ils estiment que les opportunités de profits ne sont pas à la hauteur.

Qui plus est, le confinement de millions de gens se réalise dans le désordre, avec des inégalités sociales criantes (logements exigus, précaires et insalubres pour les uns ; résidences spacieuses pour les autres ; travailleurs utilisant les transports en communs d’un côté, cadres pouvant télétravailler depuis la campagne). Toute la violence des clivages de classes remonte ainsi à la surface sous la forme la plus brutale.

C’est en ce sens que la crise du Coronavirus peut être vécue comme une métaphore du capitalisme, en particulier de ce qu’il nous fait subir. L’accroissement et le perfectionnement colossal des techniques et de la science que le capitalisme a stimulés aux 19e et 20e siècles se retournent en partie contre nous aujourd’hui. L’avion comme moyen de transport de masse (technologie de la deuxième moitié du 20e siècle) a accéléré la circulation du virus mais un vaccin (technologie du 19e siècle) mettra sans doute plus d’un an et demi pour être fabriqué. La peste de 1348 avait mis 3 ans avant d’atteindre la Russie en partant d’Europe…

La dimension court-termiste qui découle de la dimension concurrentielle du capitalisme explique qu’aucune recherche n’ait eu lieu sur la famille des coronavirus, connu depuis 15 ans et dont les capacités destructrices avaient déjà été éprouvées. Aucune recherche d’ampleur n’a été menée parce que cela n’était pas jugé rentable ; cet aspect du capitalisme doit être souligné en permanence. La destruction progressive des systèmes de santé publique et des stocks stratégiques de masques répondent à une rationalité : celle du capitalisme. On ne fait pas de stock, cela coûte cher sans générer profits immédiats ; cela immobilise du capital. C’est cette logique, présente de manière invisible dans nos vies sans que nous y prenions garde, qui est au cœur de la crise que nous traversons.

Bien sûr il faut souligner que le capitalisme n’est pas une structure monolithique. On voit bien que les nations les plus développées d’Asie, habituées à ces phénomènes, ont fait d’autres choix et disposaient de stocks et de capacités de réaction : précisément pour continuer à faire tourner la machine économique. C’est le cas au Japon et en Corée du Sud où l’activité économique connaît une chute bien moindre car il n’y a pas de confinement de masse…

La logique du capitalisme saute ici aux yeux de tous : il faut absolument, du point de vue du capital, faire travailler les salarié·e·s qui seul·e·s produisent la valeur ; sans eux le capital n’est rien. Les cadres en télétravail sont globalement renvoyés à cette vérité : on peut se passer de leur travail, ils ne sont que des donneurs d’ordre, on ne peut pas se passer de l’ouvrier sur la chaîne, du travailleur du bâtiment, de la logistique, de la conductrice de bus, de l’infirmière, de la caissière. Soit le vélo continue à avancer soit il tombe, autrement dit soit les travailleurs continuent à travailler soit le système s’écroule, sans que cela garantisse une issue émancipatrice.

Quelques semaines peuvent-elles suffire à produire un tel effondrement ? Si celui-ci semble actuellement possible, c’est que la crise ne fait que révéler la grande fragilité du capitalisme. Elle est l’étincelle mais pas la poudre elle-même. Car la crise couvait déjà : l’accumulation de dette des particuliers, des États, des entreprises ; l’intensification du basculement climatique ; la stagnation de la productivité ; tout cela était déjà présent, y compris le recours à des taux d’intérêt négatifs de la part des banques centrales et d’autres mesures encore jamais vues.

La crise couvait depuis plus d’un an. La nécessité pour le capital d’imposer des mesures toujours plus radicales dans la lutte des classes, dont la remise en cause des systèmes de retraites est une expression parmi d’autres, dérivait de l’exigence suivante : le capitalisme doit aller toujours plus loin dans la dépossession (pour reprendre le terme de David Harvey), dans la mesure où l’accumulation du capital est fragile et entre cycliquement en crise.

Enfin c’est le dernier point mais le plus important. Ce type de virus ne s’est pas multiplié sans raison ces dernières années. Ces virus qui voyagent dans les circuits des échanges mondialisés ne sont pas nécessairement nouveaux mais sont mis en circulation de manière accélérée parce que le capitalisme rend nécessaire l’extension sans fin du périmètre de l’accumulation du capital. Ces virus sont ceux d’une faune et flore restée longtemps isolée de nos circuits d’échange. Mais la déforestation, l’intégration d’espèces sauvages dans les chaînes commerciales ont contribué à y intégrer ce type de virus, avant qu’il ne finisse par franchir la barrière humaine. L’unification industrielle des champs et du vivant produit des virus industriels.

La pandémie que nous affrontons n’est ainsi pas séparable de la crise écologique. Cela n’a d’ailleurs rien de nouveau et Marx n’écrit pas autre chose. L’écologie s’est construite en réaction aux destructions engendrées par la marche du capital, c’est-à-dire la course au profit quel qu’en soit le coût humain et écologique. Les limites du capitalisme ont toujours été celles que la société lui opposait : contre la destruction de Notre-Dame-des-Landes, du parc Gezi à Istanbul, contre l’usage de l’huile de palme, contre le nucléaire, etc.

Dès lors, comment affronter la logique même qui produit la crise du Coronavirus et sa gestion, calamiteuse pour les populations, sans lutter pour le dépassement du capitalisme et contre la classe qui en tire profit ? Car si la crise du Coronavirus est une métaphore du capitalisme, les calculs coûts/bénéfices sur le dos de milliards d’êtres humains ont bien toujours été celle des élites du capitalisme : Macron n’est que le dernier avatar des massacreurs d’hier et d’avant-hier.

À ce titre, l’usage même d’expressions comme « union sacrée » ou « union nationale » devrait sonner comme un rappel, car c’est au nom de ces « unions » qu’il a été permis en 1914 d’envoyer des dizaines de millions d’hommes à l’abattoir. Seuls les mouvements ouvriers auraient alors pu empêcher une telle boucherie, s’ils ne s’étaient alliés avec leurs bourgeoisies au nom de la Nation menacée. Dès maintenant, et encore davantage lorsque nous sortirons du confinement, seul un soulèvement international des travailleurs·se pourra en finir avec les logiques mortifères du capitalisme.

La formule « socialisme ou barbarie », popularisée par Rosa Luxemburg dans le contexte de la Première guerre mondiale, s’avère ainsi plus que jamais d’actualité, tant le basculement climatique s’annonce bien plus dévastateur encore que la crise du Coronavirus. Dès lors, à nous donc de donner un contenu politique émancipateur à l’idée que rien ne doit plus être comme avant : le capitalisme entraîne les peuples vers l’abîme ; il nous faut nous battre pour en sortir et construire un autre monde.