Gauche, Progrès, Écologie : l’équation impossible ?

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SOURCE : Marianne

Autrefois incontournable dans toute rhétorique de gauche, l’idée de “progrès” a désormais du plomb dans l’aile. En cause, les conséquences sur l’environnement des “avancées” menées en son nom. Le défi écologique obligera-t-il la gauche à se débarrasser d’un ancien compagnon devenu encombrant ?

Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé le déploiement de la 5G en France, technologie qui va engendrer une explosion du nombre d’objets connectés et vouer à l’obsolescence des millions d’appareils en circulation, le député LFI Loic Prudhomme s’interroge : “Avez-vous besoin que votre frigo vous envoie un SMS pour vous demander de racheter des yaourts ?” Question légitime, qui s’accompagne d’une réflexion générale et salutaire à gauche sur le repositionnement à adopter face au progrès. “L’urgence écologique nous oblige à accélérer notre réflexion sur la fuite techniciste effrénée“, poursuit l’insoumis. “Les enjeux écologiques nous rendent moins béats face au progrès technologique, et nous obligent à réinterroger la notion de progrès”admet le socialiste Jean-François Debat. Taxés d'”Amish”, les écolos vont jusqu’à renverser le stigmate : “Aujourd’hui, réduire l’innovation technique à un vecteur de progrès humain c’est de l’obscurantisme, cela relève de la croyance !” répond l’eurodéputé David Cormand. Côté communiste : “Nous ne disons pas non au Progrès, mais cela doit être utile à l’être humain et il faut une maîtrise publique de ces nouvelles avancées technologiques” détaille Fabien Roussel, secrétaire national du PCF.

LES LUMIÈRES, LE PROGRÈS, LA GAUCHE : AUX ORIGINES

La notion de progrès a partie liée avec le projet de domination de la nature que s’est donnée l’Occident. Au XVIIe siècle, Francis Bacon dans La Nouvelle Atlantide imagine une utopie scientifique où la nature est malmenée dans un souci de développement du savoir, tandis que René Descartes, dans le Discours de la méthode, formule le projet de rendre l’humain “comme maîtres et possesseurs de la nature” grâce au savoir et à la science.

“Au XVIIIe siècle, il y a des éléments d’une philosophie du progrès, mais elle n’est pas encore dogmatique, scientiste et technophile”analyse le philosophe Serge Audier. “Durant les Lumières, on retrouve la notion des progrès au pluriel : progrès moral, progrès de la connaissance, progrès technique…” explique Antoine Lilti, directeur d’études à l’EHESS et auteur de L’Héritage des Lumières. Mais si les innovations et le progrès technique fascinent globalement le XVIIIe siècle, les Lumières ne cessent de s’interroger quant aux apports de la modernité : “La grande question des Lumières, c’est de savoir si des progrès dans différents domaines peuvent être convergents ou si le fait de progresser dans l’économie ou la science, ne va pas introduire un recul de la moralité ou de la vie sociale” note l’historien.

Les idéaux de gauche – la critique des hiérarchies traditionnelles et de l’absolutisme et l’idéal égalitaire – prennent forme durant les Lumières et on situe habituellement la naissance de la gauche lors de l’assemblée constituante du 28 août 1789. Or “la gauche est clivée originellement, dès le XVIIIe siècle sur la notion de Progrès” analyse Serge Audier. “Deux matrices de la gauche se dessinent. Il y a un pôle, incarné par Voltaire, les encyclopédistes et Condorcet, qui promeut l’idée de progrès pour servir un projet d’émancipation et d’égalité (relative !). Le second pôle est incarné par le républicanisme et l’idéal égalitaire de Rousseau. Or ce dernier parle de la perfectibilité humaine mais il n’est pas progressiste. Au contraire, les avancées des sciences et des arts ont plutôt entraîné une régression morale et civique. Et pourtant c’est véritablement un des pères de la gauche.” Des clivages au sein de la gauche naissante qui vont s’illustrer lors de “la querelle du luxe”, où rousseauistes et libéraux vont s’écharper pour savoir si le luxe représente ou non un progrès pour la civilisation.

Par ailleurs, la famille progressiste est traversée dès les débuts par des ambivalences quant à son rapport au progrès. “Diderot, dans le Supplément au Voyage de Bougainville met en balance la vertu naturelle des habitants de Tahiti, vivant au contact de la nature et la corruption morale liée aux abus de la civilisation. Cette inquiétude des Lumières se perçoit même chez Voltaire : la conclusion de Candide “il faut cultiver son jardin” est bien plus une apologie de l’écologie localiste que du progrès technique” analyse Antoine Lilti. Des nuances qui ont visiblement échappé au chantre de la pensée complexe, pour qui “la France est le pays des Lumières, le pays de l’innovation”“Etre fidèle à l’héritage des Lumières sur la question de la 5G, aurait consisté à organiser un débat”, poursuit l’historien. Loupé.

LE XIXE, SIÈCLE DU “PROGRÈS”

Durant le 19ème siècle, un discours plus dogmatique, scientiste et mécanique sur le progrès se met en place. L’idée de progrès renvoie alors à une perfectibilité continue des sociétés humaines selon un processus historique linéaire, irréversible et inéluctable. Une telle croyance découle également de la nouvelle philosophie historique développée outre-Rhin par Hegel, celle des lois de l’histoire suivant lesquelles l’homme déploie sa raison en traversant des étapes historiques et nécessaires.

Côté français, le comte de Saint-Simon établit un lien mécanique entre industrialisation et progrès social. Vouant un culte aux scientifiques et aux ingénieurs, il considère qu’il va de l’intérêt général que ces derniers dirigent la société. Collaborateur étroit de Saint-Simon, Auguste Comte conçoit le processus historique comme une avancée irrémédiable vers davantage de rationalité scientifique. C’est le positivisme scientifique : l’esprit scientifique est destiné, par une loi inexorable du progrès de l’esprit humain, à remplacer les croyances théologiques, jugées invérifiables et les questions métaphysiques, jugées trop abstraites. Le saint-simonisme (l’une des branches du pré-socialisme) et le positivisme comtien auront une influence fondamentale sur le capitalisme français et installent durablement l’idée à gauche que l’industrie est un facteur de progrès pour l’humanité, y compris pour les classes opprimées.

TOUS PROGRESSISTES ?

La gauche n’aura pas le monopole de l’éloge du Progrès : Gauche, Droite, libéraux, socialistes, anarchistes… À l’exception de quelques figures notables, telle que le socialiste romantique britannique William Morris, tout le monde se réfère au progrès.

“L’idéologie du Progrès est devenue transversale, et c’est avant tout une idéologie qui a été prônée par la bourgeoisie au moment où elle s’est emparée du développement technique” relève pour sa part Célia Izoard, auteure de Lettres aux humains qui robotisent le monde : Merci de changer de métier et traductrice de l’ouvrage Le Progrès sans le peuple de l’américain David Noble. “Lors des mouvements luddites, artisans et ouvriers se sont opposés en Europe à la destruction des corporations et à la mise en place du système de l’usine fondé sur la machine. L’industrialisme naissant dégrade violemment les conditions de vie, et le discours du Progrès sert à justifier ces sacrifices au nom d’une société d’abondance à venir. Adopté au XIXe par les républicains favorables à l’industrialisation, il servira à calmer les révoltes ouvrières.”

Chez les marxistes, on loue le progrès en vertu d’un raisonnement simple : le développement des forces productives grâce au progrès des sciences et des techniques sortira l’humanité de l’exploitation. “La gauche s’est alignée sur les idées bourgeoises du progrès industriel. Même le socialisme a été “hégémonisé”, tout en contribuant à installer cette centralité du développement industriel considéré comme l’alpha et l’oméga du progrès social” relève Serge Audier. La même scène se rejoue au XXe siècle : tout en critiquant l’hégémonie du fordisme et du taylorisme, les forces de l’émancipation intériorisent les schémas des forces dominantes, en soutenant que le développement du capitalisme engendre des gains de productivité permettant, à terme, de mieux partager le gâteau. Cette croyance productiviste se transformera en véritable oeillères lorsqu’il s’agira de se confronter au désastre climatique : “Quand le club de Rome publie son rapport sur les limites de la croissance, le PCF explique que tout est faux, et qu’il s’agit d’une ruse des élites pour appauvrir les masses” poursuit Serge Audier.

L’ÉCOLOGIE, BRUIT DE FOND À GAUCHE

Nombreux furent pourtant les personnalités de gauche qui s’émeuvent des dégâts sur l’environnement occasionnés par le productivisme. Dans La société écologie et ses ennemis, Serge Audier montre qu’une critique écologique de la modernité émerge très précocement dans les rangs même du camp progressiste. Ainsi, du géographe libertaire Elisée Reclus (1830-1905). Admirateur du progrès technique, il établit scientifiquement les évolutions de l’environnement et les dégâts causés par l’homme, se réclamant à la fois du rationalisme critique occidental et d’une sensibilité romantique à la nature. Pour Joseph Fourier, l’un des fondateurs de la pensée socialiste, la quête d’une résolution de la “question sociale” s’accompagne de la recherche d’un autre monde, riche esthétiquement et réconcilié avec la nature. “Il y a eu une critique du capitalisme industriel et technologique qui allait de pair avec une exaltation du progrès social : Auguste Blanqui dénonçait le saccage de la nature par le profit mais il se réclamait du vrai progrès” abonde Serge Audier. Idem chez Jules Michelet : l’icône du républicanisme critiquait la destruction du vivant et considérait que la cité du futur devait accueillir les animaux tout en vantant les progrès de l’humanité.

Issues de toutes les familles de gauche, ces voix minoritaires face à l’hégémonie productiviste iront jusqu’à disparaître de la mémoire de la Gauche. Les débats portés par l’écologie politique autour des OGM, puis du nucléaire renouent avec cet héritage critique du progrès technique à gauche. “Depuis les années 1970 et surtout après la chute de l’URSS, on assiste à une recomposition idéologique, qui s’énonce parfois dans ce qu’on appelle “l’écosocialisme” et qui tente de refonder une pensée critique et anticapitaliste en articulant question sociale et question écologique, au lieu de les opposer” analyse l’historien François Jarrige, auteur de Technocritiques, Du refus des machines à la contestation des technosciences“Avec les limites physiques de la planète, on redécouvre une gauche antérieure à celle de l’hégémonie marxiste, qui était à la fois très critique sur la révolution industrielle à cause des enjeux sociaux et qui avait fait le lien avec la question environnementale” veut croire David Cormand.

REPOLITISER LE PROGRÈS

Caricaturalement posé par Emmanuel Macron, le débat sur la 5G a le mérite de contraindre les forces politiques à sortir du bois. “Pour moi, ce débat est révélateur de nos différentes façons de penser” analyse Loïc Prud’homme. Tandis que le camp insoumis affiche une relative unanimité sur la question écologique, des dissensions s’observent chez les Verts : entre le non franc d’Eric Piolle à la 5G et la position plus timorée de Yannick Jadot, favorable à la libre entreprise et à l’économie de marché, comme aux véhicules autonomes…

Les socialistes sont loin d’être au diapason. François Rebsamen, maire de Dijon et ex-ministre du Travail refuse la “vision radicale” de certains écologistes et se dit favorable au développement de la 5G, tout comme l’ex-socialiste passé LREM Gérard Collomb, qui s’est fendu d’un tonitruant “nous ne voulons pas détruire les machines, nous voulons porter le progrès” en conseil municipal lyonnais. Trois élus socialistes ont pourtant signé la tribune du JDD aux côtés des écolos pour demander un moratoire sur la 5G. Parmi eux, Jean-François Debat : “C’est une question difficile au PS. Sur l’écologie, j’ai eu des discussions avec Stéphane Le Foll et François Rebsamen, et on n’est pas d’accord. Je fais l’analyse que ce modèle de croissance qui consiste à d’abord produire puis répartir est à bout de souffle. Mais au congrès d’Aubervilliers, on m’a qualifié de décroissant !”

“La gauche est bloquée dans sa réflexion par une vision caricaturale des Lumières, fondée sur le culte du progrès et la globalisation économique, ce qui l’empêche de relancer son programme émancipateur” analyse Antoine Lilti. “Or, si elle accepte d’avoir une conception plus ouverte, et historiquement plus juste des Lumières, celui peut lui permettre de faire son auto-critique et d’intégrer dans son paradigme la question écologique.” Un retour à ses fondamentaux qui pourrait conduire la gauche à réinventer la notion de progrès plutôt qu’à s’en séparer.


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