“Les événements de Cronstadt sont un éclair qui a illuminé la réalité plus vivement que tout”

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : NPA

« Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs ! », le drapeau de la Makhnovchtchina. © Wikicommons

Le 1er mars 1921 se déroulait le premier acte de l’insurrection des marins et soldats de Cronstadt qui s’acheva le 18 mars par des combats sanglants et une répression impitoyable. Cet événement a suscité de multiples débats. Nous avons interrogé Jean-Jacques Marie, auteur de nombreux ouvrages sur la révolution russe et notamment d’un récit du soulèvement.

 

L’Anticapitaliste : Quelles sont les origines de la révolte ?

Jean-Jacques Marie : La révolte des marins de la base navale de Cronstadt au large de Petrograd (actuellement Saint-Pétersbourg) découle d’abord de la situation dans laquelle se trouve à la fin de l’hiver 1920-1921 la Russie soviétique, ruinée et épuisée par quatre années de guerre et trois années de guerre civile. Le pays est exsangue, sa monnaie est devenue virtuelle, son industrie moribonde ne fabrique même plus les objets de première nécessité dont les paysans auraient besoin pour leurs travaux les plus modestes alors que l’on réquisitionne leurs récoltes pour nourrir les villes et une armée de 5 millions de soldats dont la démobilisation commence lentement. Le mécontentement grandit dans la paysannerie. Au VIIIe congrès des Soviets, en décembre 1920, un délégué paysan proteste : « Tout va bien, seulement la terre est à nous et le blé est à vous, l’eau est à nous et le poisson est à vous, les forêts sont à nous et le bois est à vous… » Ce mécontentement débouche sur des révoltes de plus en plus massives dans la région de Tambov puis de Tioumen, qui mobilisent à elles deux, sur un million de kilomètres carrés, une centaine de milliers de paysans plus ou moins bien armés. Des insurrections paysannes plus modestes aux mobiles identiques éclatent aussi alors dans la région de Voronèje, dans la moyenne Volga, dans le Don et dans le Kouban. L’insurrection de Cronstadt les couronne et les parachève.

Or, si les équipages des deux grands cuirassés ancrés à Cronstadt, le Petropavlosk et le Sébastopol, sont, pour l’essentiel, des marins éprouvés puisque 80 % d’entre eux sont dans la marine depuis 1917 ou plus tôt, une grande partie de la garnison de Cronstadt et une partie des équipages des autres navires sont formés de paysans : près de 1 000 anciens prisonniers de l’armée de Denikine originaires du Kouban et surtout 5  000 anciens makhnovistes faits prisonniers après l’écrasement de l’armée de Makhno, en novembre 1920. L’état-major de l’Armée rouge, pour éloigner de leur Ukraine natale ces soldats-paysans à l’esprit anarchisant, les a envoyés dans la flotte de la Baltique qui, restant à quai sans combattre, vu l’absence d’opération militaire dans le secteur depuis l’hiver 1919, lui semblait l’idéal pour affecter ces éléments instables.

À Cronstadt, les marins s’agitent, énervés par les plaintes qu’ils reçoivent de leurs parents au village, las de la réquisition, souvent violente, de leur maigre bétail, de leur moisson, voire de leur maigre linge de corps. Pendant l’automne 1920, 40 % des communistes de la flotte de la Baltique ont rendu leur carte du Parti communiste.

Pour pallier le manque de pain, le 21 janvier, le gouvernement réduit d’un tiers les rations alimentaires de Moscou, de Petrograd, d’Ivanovo-Voznessensk, centre de l’industrie textile moribonde, et de Cronstadt. La mesure exaspère les ouvriers, les matelots et les soldats affamés. La situation de Petrograd, dont Cronstadt commande l’accès maritime, est dramatique. Les trains, bloqués par les insurrections paysannes, ne parviennent plus à Petrograd, qui manque de combustible et de pain. Fin janvier, le soviet de la ville réduit certaines rations alimentaires et les normes de livraison de pain. Dans les unités de la garnison où les soldats manquent de bottes et de pain et mendient parfois dans les rues, la grogne se répand. Le 11, vu le manque de matières premières et de combustible, le soviet de Petrograd ferme une centaine d’usines. Le 24, 2 000 ouvriers, furieux, descendent dans les rues. Le 24 février, Lénine déclare aux militants de Moscou : « Le mécontentement a pris un caractère général. » Le pouvoir ne parvient pas à en endiguer l’extension. Le lendemain, Zinoviev, président du soviet de la ville, déclare la loi martiale à Petrograd.

C’est le point de départ de la révolte de Cronstadt. Le 26 février, des délégués de l’équipage de deux cuirassés ancrés dans l’île, le Petropavlovsk et le Sébastopol, descendent dans les usines en grève et tiennent à leur retour, le 1er mars, un grand meeting où 15 000 marins et soldats, quasi unanimes, adoptent une résolution qui se répandra sous le slogan « Les soviets sans communistes », qui n’y figure pas mais résume assez bien son contenu. Pour le tchékiste Agranov, chargé d’une enquête sur elle après son écrasement, l’insurrection « est le développement direct et logique des troubles et des grèves de plusieurs usines et fabriques de Petrograd, qui ont éclaté dans la dernière semaine de février. »

Les revendications des marins ont un aspect économique mais sont essentiellement politiques. Peux-tu les rappeler ?

Après six heures de débats agités, l’assemblée du 1er mars adopte donc à la quasi-unanimité une résolution, dont elle exige la publication dans la presse. Le texte contient des revendications économiques (la suppression des barrages et des détachements de barrage, qui confisquent le ravitaillement obtenu par trocs divers auprès des paysans, l’égalisation des rations alimentaires, la liberté totale d’exploitation de sa terre par le paysan sans utilisation de main-d’œuvre salariée, et la liberté du travail de l’artisan aux mêmes conditions). Mais les revendications politiques occupent la plus grande place. La résolution réclame la réélection immédiate des soviets à bulletin secret, la liberté de parole et de presse pour les anarchistes et les socialistes de gauche, la libération de tous les détenus politiques ouvriers et paysans, la convocation rapide en dehors des partis politiques d’une conférence des ouvriers, soldats rouges et marins de Petrograd, de Cronstadt et de la province de Petrograd, l’abolition de tous les organes politiques et détachements de choc dans l’armée et les usines.

La résolution se conclut par un appel à l’armée, ajouté in extremis, qui invite l’armée à se rallier aux protestataires et a donc un relent insurrectionnel : « Nous demandons à toutes les unités de l’armée et aussi aux camarades “élèves-officiers” de se joindre à notre résolution ».

Pourquoi ces mensonges de la direction bolchevique sur les insurgés avec la dénonciation sans fondement comme « complot des Gardes blancs » ? Et pourquoi cette répression très brutale une fois la victoire remportée ?

Trotsky affirme dans Leur morale et la nôtre : « La guerre est aussi inconcevable sans mensonge que la machine sans graissage ». Cette vérité vaut plus encore pour la guerre civile que pour la guerre entre États. Chaque camp utilise, en effet, la propagande pour conforter ses partisans et gagner à soi les hésitants et les indécis. Sa part, parfois très mince, de vérité, est subordonnée à cet objectif vital.

Ce constat s’applique d’autant plus à l’insurrection de Cronstadt que la panique saisit les responsables. Ainsi, dès qu’il reçoit la résolution des marins révoltés, Zinoviev, affolé, télégraphie à Lénine qu’ils ont adopté une résolution « S-R – cents noirs », c’est-à-dire ultraréactionnaire, sans lui en communiquer le texte. Ce mensonge de Zinoviev reflète une panique compréhensible provoquée par le risque d’une jonction entre les marins révoltés et des ouvriers de Petrograd à peine sortis d’une grève et dont il n’a guère les moyens matériels de satisfaire les revendications élémentaires. Et si se joignaient à eux les 12 000 marins stationnés dans le port de Petrograd, qui finalement garderont une réserve prudente, mais nullement garantie d’avance… Cette panique explique sans doute la brutalité de la répression. Le 17 mars, à la veille de la chute de l’île, 7 000 insurgés, dont la majorité des membres du comité révolutionnaire provisoire, s’enfuiront pour se réfugier en Finlande. 6 528 insurgés restés à Cronstadt seront arrêtés, dont 2 168 seront fusillés.

Le 2 mars, un communiqué du gouvernement signé Lénine et Trotsky dénonce la résolution de Cronstadt en reprenant la formulation de Zinoviev, que Lénine abandonnera au congrès du parti bolchevik. Le même jour, les révoltés proclament un Comité révolutionnaire provisoire et passent donc de la protestation à l’insurrection. Les Izvestia de Cronstadt du 4 mars proclament d’ailleurs : « Le pouvoir odieux des communistes a été jeté bas ». Le rédacteur du journal, reprenant un thème de la propagande blanche, dénonce « les commissaires, prêts à fuir les poches remplies de billets de banque tsaristes et d’or, produit du labeur et du sang ouvriers ».

Trotsky, lui, de son côté, insiste sur le rôle qu’il attribue à l’ancien général blanc Kozlovski qui commande l’artillerie de l’île. Or, ce général, bien qu’hostile au régime soviétique, ne joue en rien dans l’insurrection le rôle politique que la propagande officielle lui attribue. Le tchékiste Agranov, dans son rapport, critique vivement les déclarations et ultimatums de Lénine, Trotsky et Zinoviev, publiés d’ailleurs sans coupure, souligne-t-il, dans la presse du comité révolutionnaire de Cronstadt. « Ces appels […] où l’on dénonçait comme responsables du soulèvement les agents de l’Entente et le général Kozlovski irritèrent les matelots et les ouvriers de Cronstadt. Kozlovski était pratiquement inconnu des larges masses qui ressentaient elles-mêmes le caractère spontané de leur mouvement. » Agranov précise en outre : « L’enquête n’a pas établi que l’éclatement de la révolte ait été préparé par le travail d’une quelconque organisation contre-révolutionnaire ou par le travail d’espions de l’Entente dans le commandement de la forteresse. Tout le déroulement du mouvement contredit une telle possibilité. » Impossible d’être plus clair.

Le Xe congrès du Parti communiste qui se tient au même moment est à la fois (outre le débat sur les syndicats) celui de la NEP et celui de l’interdiction des fractions. Dans quelle mesure le soulèvement a-t-il pesé sur ses débats ?

Le Xe congrès du Parti bolchevik qui s’ouvre le 8 mars est tout entier placé sous le signe de Cronstadt. Lénine a, selon ses propres mots, « tout ramené aux leçons de Cronstadt, tout, depuis le début jusqu’à la fin. » Il ajoute : « Les événements de Cronstadt sont un éclair qui a illuminé la réalité plus vivement que tout. » Dans une réunion interne il affirme : à Cronstadt, « on ne veut ni les gardes blancs ni notre pouvoir et il n’y en a pas d’autre ». Confirmant ce jugement, le désarroi poussera, après leur défaite, le secrétaire du Comité révolutionnaire provisoire Petritchenko et quatre anciens insurgés à proposer une alliance au général blanc Wrangel. Soulignant que « des actions isolées ne permettent pas de renverser les communistes », ils affirment : « Le soulèvement de Cronstadt avait comme seule fin de renverser le parti bolchevik » et insistent sur la portée du slogan « Tout le pouvoir aux soviets et pas aux partis » dont « la signification politique est très importante, car il arrache aux communistes l’arme qu’ils utilisent habilement pour réaliser les idées communistes » et « constitue une manœuvre politique adéquate car elle suscite la scission dans les rangs des communistes et est populaire dans les masses ». Comme ils exigent que les paysans gardent la terre prise aux grands propriétaires, Wrangel, alors réfugié à Bizerte sous la protection du gouvernement français, ne répond pas…

Cronstadt est, pour Lénine, beaucoup plus qu’un soubresaut de la guerre civile parmi d’autres. Le peuple, dit-il, est épuisé, « la paysannerie ne veut plus continuer à vivre de la sorte ». Pour renouer un lien avec elle au moment où les dernières insurrections paysannes agonisent, il faut donc, explique-t-il, lui accorder la liberté d’échange sous peine de voir le pouvoir soviétique renversé, puisque la révolution mondiale tarde. Lénine propose donc au congrès de remplacer la réquisition par un impôt en nature ne prélevant qu’une partie de la récolte, dont le paysan sera libre de vendre le reste à son gré. Youri Larine avait fait voter par un congrès de l’économie une première esquisse de la NEP dès janvier 1920 et Trotsky en avait proposé une seconde variante en mars 1920. Dans les deux cas Lénine s’y était vivement opposé. Staline, qui l’a alors soutenu, attendra courageusement l’agonie de Lénine pour se demander « [s’]il n’a pas fallu des faits comme Cronstadt et Tambov pour que nous comprenions qu’il était impossible de continuer à vivre dans les conditions du communisme de guerre ».

 

Trotsky a qualifié la répression du soulèvement de « tragique nécessité ». Cela fait encore débat. Par ailleurs, même si on comprend la nécessité militaire immédiate de combattre l’insurrection (ce qui est le point de vue de l’historien du mouvement anarchiste Paul Avrich), on peut penser que cela aurait dû s’accompagner de mesures pour la démocratie dans l’État ouvrier. La « tradition troskiste » n’a-t-elle pas fait trop abstraction de cette question ?

Accompagner ces décisions de mesures pour la démocratie dans l’État ouvrier ? Pour le parti au pouvoir la question est évacuée pour une raison simple : dans ce pays, ruiné, affamé et épuisé, le pouvoir du Parti bolchevik en mars 1921 ne tient guère qu’à un fil, comme Lénine le répète. Le Parti bolchevik est quasiment suspendu dans le vide entre une classe ouvrière épuisée et mécontente et une paysannerie révoltée, désireuse de pouvoir vendre librement les produits des terres que la révolution lui a données. La vague révolutionnaire qui a balayé l’Europe, a empêché l’intervention militaire des grandes puissances de le renverser. La révolution mondiale avortée l’a donc sauvé. Mais son assise intérieure se réduit de plus en plus.

C’est pourquoi Lénine affirme nécessaire « [d’]assurer la cohésion du parti, d’interdire l’opposition ». Il fait donc voter par le congrès à huis clos une résolution « sur l’unité du parti », qui part de Cronstadt : « L’exploitation par les ennemis du prolétariat de toute déviation de la ligne communiste a été illustrée de la façon la plus saisissante sans doute par l’émeute de Cronstadt ». La résolution décide de dissoudre toutes les tendances constituées (ou fractions) dans le parti sous peine d’exclusion immédiate. Le point, qui ne fut pas alors publié, donne plein pouvoir au comité central pour « faire régner une discipline stricte à l’intérieur du parti et dans toute l’activité des Soviets et d’obtenir le maximum d’unité en éliminant toute action fractionnelle ». La violente lutte de fractions qui s’est développée, surtout à Petrograd et Cronstadt sous l’impulsion de Zinoviev au cours de l’hiver 1920-1921, sur les désaccords concernant la politique syndicale a en effet été l’un des facteurs déclencheurs de l’insurrection. Ainsi le 13 janvier, un partisan de la motion Lénine-Zinoviev, à laquelle Trotsky opposait la sienne, déclarait devant 3 000 marins communistes de Petrograd : « Trotsky et ses partisans veulent nous enfermer en prison, au bagne et derrière les barreaux ». Trotsky étant alors le chef de l’armée, et Raskolnikov, signataire de sa motion, le commissaire politique de la flotte de la Baltique, cette déclaration sapait leur autorité. Agranov rappellera les effets funestes de cette violente querelle : « La décomposition de l’organisation communiste de Cronstadt […] s’accéléra incroyablement à la suite des discussions acharnées dans les rangs du parti […]. L’éclatement de l’organisation en différents groupes et nuances de pensées dans ces conditions débouchait inévitablement sur sa dislocation », qui a facilité le ralliement de nombreux communistes à l’insurrection.

Si les brutaux affrontements de tendance ont abouti à menacer l’existence même du pouvoir soviétique il faut donc, au moment où l’on fait de grandes concessions à la paysannerie pour l’apaiser, suspendre « provisoirement » l’exercice du droit de fraction. L’interdiction doit s’appliquer tant que la révolution n’a pas triomphé en Europe et que l’Union soviétique reste isolée : « Tant que la révolution n’a pas éclaté dans d’autres pays, il nous faudra des dizaines d’années pour nous en sortir » dit alors Lénine. Le provisoire va donc durer ! Lorsque l’opposition de gauche, dans une période de redressement économique, se dressera contre l’appareil à l’automne 1923, Staline rendra public ce point 7, le 17 janvier 1924, quatre jours avant la mort de Lénine, réduit au silence depuis dix mois. Mais ne nous trompons pas. Staline et sa fraction doivent leur victoire, non à cet article mais au fait qu’ils incarnent et défendent les intérêts d’une caste bureaucratique vorace, qui prolifère sur l’épuisement d’une classe ouvrière à genoux dans une URSS qui reste isolée, grâce, entre autres, au soutien de la social-démocratie au règne alors vacillant du capital.

Propos recueillis par Henri Wilno

 

Pour approfondir

• Jean-Jacques Marie, Cronstadt, Fayard, 2005

• Paul Avrich, La tragédie de Cronstadt, 1921, Point Histoire, Seuil, 1975

• Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine , 1921 : https://www.marxists.org/francais/rosmer/works/msl/msl2102.htm

• Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, Seuil, Paris 1951, réédité par Bouquins, Robert Laffont, Paris 2001, ou Lux Québec, 2017

• Jean-Michel Krivine, « Cronstadt : “tragique nécessité” ou massacre pré-stalinien ? », Inprecor n° 515-516 mars-avril 2006. En ligne sur http://www.inprecor.fr/article-Cronstadt—%C2%AB-tragique-n%C3%A9cessit%C3%A9-%C2%BB-ou-massacre-pr%C3%A9-stalinien–?id=199

• Léonce Aguirre, « En mars 1921 : Kronstadt », Rouge, 15 juillet 2003.

• Brochure de la LCR sur les débats dans le Parti communiste http://association-radar.org/?Lenine-Trotsky-Cronstadt


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